Dans Un Hiver à Yanji, son quatrième long-métrage, le singapourois Anthony Chen compose un trio faussement truffaldien qu’il case in abstracto dans une ville frontalière de la Corée du Nord. Amateurs de contes printaniers, d’étés derniers, de feuilles mortes et de finesse dans l’intensité, passez votre chemin. Pour les autres, c’est à vos risques et périls : l’hiver dépassionné est une esquisse qui se regarde à froid.
L’énergique Nana est guide touristique à Yanji, ville chinoise à la frontière de la Corée du Nord. Du bus à la boutique, elle fait visiter un parc folklorique dédié aux coutumes coréennes et débite son discours avec l’assurance d’un automate qui serait radieusement las d’être pince-sans-rire. Un ami, Xiao, œuvre dans le restaurant familial. « Tu veux me déclarer ton amour ? » lui lance-t-elle avec ironie lors d’une pause. « Tu parles », répond-il. Le ton est donné quant à la routine d’un quotidien postmoderne sans espoir et sans passion, cantonné à l’enceinte industrielle d’un parc d’attractions qui transforme la culture en marché. « Nous sommes la dernière génération » : c’est ce qu’a rétorqué en 2022 à la police chinoise une jeune femme cas contact, menacée des risques du coronavirus sur « trois générations ». La réplique est devenue l’étendard d’une jeunesse désemparée après les années de pandémie. Un Hiver à Yanji s’empare semble-t-il de ce sujet. Nana et Xiao tournent à vide comme les rubans traditionnels coréens qui volent au vent dans les premières minutes du film. C’est alors que le timide Haofeng, en voyage dans le coin pour un mariage, fait onduler la mécanique pendant quelques jours de parenthèse amicale et amoureuse. Lors d’une nuit d’ivresse, Nana parodiera son boniment touristique qui de prémâché se renouvelle sous forme dé-gueulée.
Let me freeze again to death
En somme, trois flocons errants tâchent de composer une fragile boule de neige menacée de délitement. Un Hiver à Yanji est un film d’été tourné sous la neige, et l’idée est belle : il a le rythme indolent des circonvolutions existentielles. Car les trois flocons souffrent d’un même mal : une mélancolique inadaptation aux affres de l’existence. Ils sont loin de l’intensité vitaliste d’un film pourtant cité par le réalisateur comme source d’influence : Jules et Jim de François Truffaut. La citation demeure thématique (puisque trio il y a), sans que soit donné accès à ce qui forme le fonds de cette mélancolie.
Car le film cède aux sirènes d’une mélopée éculée : apparemment, la parenthèse à Yanji doit changer la vie des personnages pour toujours. On n’échappera à aucun des poncifs du cinéma d’auteur inspiré du romantisme allemand, entre soupirs contenus et difficultés à communiquer : un cri de rage dans la nature, un trajet en moto, de timides tentatives de subversion (une course en librairie qui cite péniblement Bande à part), les ornières du suicide dans un paysage spectaculaire. La mise en scène s’illustre par un minimalisme censé suggérer l’émoi adolescent, quand rien n’est moins minimaliste qu’un adolescent. Las : la musique signale de façon systématique tous les moments contemplatifs et en annule l’effet dans les faits. La métaphore de la glace est filée sans rémission, des blocs extraits du sol aux glaçons que croque Haofen. Le film se remet difficilement du hiatus entre un dispositif très appuyé et l’indétermination de son intention.
Car toute jeunesse est mélancolique, aspirant moins au retour du passé qu’au maintien d’un présent qui est déjà vécu au passé. Ces porte-paroles supposés de la jeunesse chinoise ne disent finalement… pas grand’chose, sauf pour l’héroïne, très bien interprétée par Zhou Dongyu, lutin vêtue de violet qui apporte une marge de jeu au dolorisme contenu de ses deux camarades. Au-delà, le trio demeure l’artefact théorique d’une génération qui se vit dans un renoncement nostalgique au désir. Mais la jeunesse d’Anthony Chen n’est ni chinoise ni universelle, elle est mainstream.
Mais la jeunesse d’Anthony Chen n’est ni chinoise ni universelle, elle est mainstream.
L’absence de traitement de la zone transfrontalière qui donne son titre au film illustre cette absence d’incarnation : le territoire n’impose aucun enjeu de mise en scène. Le début promettait davantage via la saisie, caméra au poing, d’une noce prise entre tradition et modernité et via la présence du parc d’attractions dont le rôle demeure indéfinissable.
Libérés, délivrés ?
Un Hiver à Yanji s’attaque à gros : un film sur la mélancolie juvénile doublé d’un film sur la montagne. Le régime des images soumis à la vision est immédiatement identifié. Anthony Chen s’inspire de la Nouvelle Vague d’une part, de la peinture traditionnelle chinoise d’autre part. La saturation de références est aussi écrasante qu’une avalanche. À cela s’ajoute la difficulté d’échapper au stéréotype lorsqu’on filme la montagne. « C’est beau », mais que faire de ce matériau esthétique encombrant qui coupe le souffle à des personnages nécessairement admiratifs ? Ceux-ci dérobent au spectateur l’émotion qu’il devrait être en droit de ressentir face au film davantage que face à la beauté des objets que celui-ci représente (et même le récent La Montagne de Thomas Salvador n’échappe pas au problème). Comme pour révéler ce hiatus, le film est saturé d’images planes, choix qui en constitue de loin le parti pris le plus pertinent. Affiches, couvertures de livre, vitrines illustrent ce que charrie la montagne pour une jeunesse en souffrance : la promesse d’une légende. Mais en attendant, ça commence comme un Disney. L’extraction commerciale de blocs de glace ouvre aussi La Reine des neiges (2013). À Yanji, le tintement des flocons sonne grêle.
- Un Hiver à Yanji, un film d’Anthony Chen avec Zhou Dongyu, Liu Haoran, Qu Chuxiao. En salles le 23 novembre 2023.