Zone Critique revient sur le dernier ouvrage de la sulfureuse Virginie Despentes, Vernon Subutex. Ce premier tome de sa nouvelle trilogie n’est-il qu’un énième roman décadent ou possède-t-il des qualités littéraires indéniables ? La question mérite d’être posée. Roman écrit au vitriol, pamphlet contre la société de consommation, ouvrage sociologique, les différentes facettes de ce livre sont autant de miroirs dans lesquels se reflètent nos désillusions.
Vernon Subutex, ancien disquaire et nouveau clochard, se retrouve en possession des rushes d’un entretien de l’un de ses amis, devenu une légende du rock avant de finir mort dans sa baignoire. Le tout-Paris cherche alors à se procurer ses précieuses bandes et tous veulent contacter Vernon. Cependant, l’intrigue sert de prétexte à Virginie Despentes et lui donne l’opportunité d’explorer toutes les strates sociales et les factions politiques de la société. Du parvenu au mendiant, de l’extrême droite à l’extrême gauche, ce roman cherche à embrasser l’ensemble du microcosme parisien afin d’en dresser un portrait contrasté. Une seule constante unit ces personnages, la désillusion. À en croire Virginie Despentes, la fin des années 90 a sonné le glas de l’ère du rock et rien n’est venu remplacer ce mouvement contestataire, plongeant d’un coup la société dans l’apathie la plus totale. Sans les valeurs libertaires et libératrices d’une contre-culture, les masses se font gangréner par l’individualisme et le culte de l’argent. Ce présupposé violent constitue la colonne vertébrale du roman. Ainsi, des relents nihilistes imprègnent l’ouvrage et Vernon Subutex semble être pris dans une sorte de vertige provoqué par la perte des valeurs qu’il adulait.
Une société anesthésiée
L’ambition de Despentes est clairement affichée dès les premiers chapitres, vouloir choquer et provoquer son lectorat petit-bourgeois, le faire réagir en le confrontant à cette société anesthésiée et sclérosée. Pour obtenir cet effet, elle n’hésite pas à utiliser l’un de ses thèmes de prédilection, la sexualité. Alors que celle-ci aurait pu être évoquée sous le voile de l’érotisme, Virginie Despentes préfère employer des mots crus et choisit délibérément une écriture pornographique. Un exercice périlleux mais qui a le mérite de donner une visibilité à ce qu’on ne montre pas d’habitude. Ainsi, l’un des nombreux personnages de sa trilogie est une ancienne actrice de X à la reconversion difficile. Pourtant, peut-on aujourd’hui considérer que la sexualité est un sujet tabou en littérature ? Si on regarde l’ensemble des publications de ces dernières années, il semble au contraire qu’on accorde une place conséquente à la sexualité, que ce thème commence même à devenir presque éculé. Jamais l’anticonformiste n’a eu autant de succès. De même, la littérature décadente opère un véritable retour en force avec Houellebecq en tête de file, véritable légende déglinguée de la littérature française.
Un roman emprisonné dans une gangue de pessimisme conformiste
Si quelques passages du roman, notamment les dernières pages, possèdent presque des vertus poétiques et entraînent le lecteur dans un tourbillon d’émotion, les ficelles narratives et les procédés employés sont excessivement racoleurs. Évidemment, la descente aux enfers de Vernon est tragique, sans pour autant verser dans le pathétique, évidemment cette galerie de personnage en dit long sur une société en quête d’elle-même. Par ailleurs, ce roman a le mérite de donner la parole à ceux qui en sont privés, les sans-abris. Ici, la pauvreté apparaît comme l’antichambre de la mort. Olga, SDF sans âge, tient d’ailleurs ce discours percutant au narrateur « On en est là, quoi… Ils sont tous au service du grand capital, et ils s’étonnent qu’on se prélasse de ne pas faire partie de leur connerie. Malheur à ceux qui ne se soumettent pas entièrement. On a jamais vu dogme mieux respecté… tu sais pourquoi on nous tolère encore en ville ? Ils ont arraché les bancs, ils ont aménagé les devantures de magasins pour être sûr qu’on ne pouvait pas s’asseoir nulle part, mais on ne nous ramasse pas encore pour nous mettre dans des camps, et ce n’est pas parce que ça coûterait trop cher, non … c’est parce que nous, on est les repoussoirs. Il faut que les gens nous voient pour qu’ils se souviennent de toujours obéir ». On regrette que ce roman s’obstine à établir un constat préfabriqué, à ressasser la sempiternelle rengaine du « c’était mieux avant » et ne cherche absolument pas à élaborer une porte de sortie. Si des pistes de réflexions sont esquissées, si des causes sont avancées, elles sont immédiatement emprisonnées dans une gangue de pessimisme conformiste.
A la décharge de Virginie Despentes, il ne s’agit que du premier tome d’une série qui en comporte trois, et il est difficile de juger une trilogie en ne s’appuyant que sur un volume. Par conséquent, on ne peut qu’espérer un prochain tome qui interroge le phénomène qu’elle entend dénoncer.
- Vernon Subutex 1, Virginie Despentes, Grasset, 400 pages, 19,90 euros, janvier 2015
Pierre Poligone