« Ce que je sais et ce que j’éprouve, c’est combien la voie de l’écriture m’écrase et me transporte à la fois ».
Vincent La Soudière, C’est à la nuit de briser la nuit.
Une poétique des gouffres
Celui qui voulait « explorer des abîmes inconnus avec des yeux étincelants » se livre à une cartographie du désespoir, à une description lente et méthodique de son effondrement intérieur et de son corps à la déroute. Tous les échanges de Vincent La Soudière semblent être habités par le sentiment de déchéance. Il se tient au seuil de la vie, à la lisière du monde dans un état limite depuis lequel il espère atteindre une épiphanie littéraire. L’enjeu est donc de taille : Vincent La Soudière se refuse à écrire des textes qui ne seraient que de simples « comptes-rendus psychographiques » de sa douleur mais cherche à « se transvaser dans une œuvre esthétique ». La quête de soi se retrouve inextricablement liée à la création littéraire. Et c’est exactement cette entreprise qui sous-tend l’écriture de ses Chroniques antérieures, seul recueil de poèmes publié de son vivant :
A la jointure des pierres, entre l’ombre et la poussière, en tous lieux de coincement où craque mon squelette et pourrit ma mémoire ; c’est là que je me tiens, indélogeable, indéfectible. Désormais, je ne suis plus rien dont tu puisses faire ta pâture. Je n’arrive plus nulle part. Je marche sur les yeux crevés de ma pensée. Éclat d’obus volant dans la nuit noire.[2]
Vincent La Soudière se tient au seuil de la vie, à la lisière du monde dans un état limite depuis lequel il espère atteindre une épiphanie littéraire
Ce mince volume semble être la forme verbalisée de ses souffrances. Au-delà d’une retranscription de sa douleur, Vincent La Soudière traduit son expérience intérieure dans un langage personnel. Pourtant, ce recueil de poème d’une beauté déchirante est loin de satisfaire son auteur. S’il écrit pour se saisir lui-même et pour se libérer d’images obsédantes, cette introspection provoque une scission qu’il n’arrive pas à résoudre, entre un « moi » qui souffre et un « moi » qui met en mots cette souffrance. « Mon écriture reste jointe à mon trouble, refuse de le quitter, y prend source et vie. Je ne peux la pratiquer que si elle est une émanation vitale, une expression aussi directe, aussi organique que possible de mon expérience intime »[3]. Aussi, l’écriture possède un statut ambivalent : instrument de damnation et de rédemption, elle l’entraîne vers les gouffres tout en lui faisant miroiter la lumière du Salut.
L’expiation et la rédemption
“Dans mon désarroi, je veux y voir clair – au moins tenter de cerner la force hostile qui – avec mon concours, certes – s’oppose en forcenée à ce que j’accomplisse la volonté de Dieu, c’est-à-dire écrive, produise des textes ; en d’autres termes, il faut que j’arrive à identifier le démon qui maintient en moi cette fascination du gouffre.” [5]
Cet état semble correspondre aux angoisses auxquelles était déjà confronté Kafka. L’écrivain moderne n’a plus de daimon, de muse créatrice, mais doit composer avec un démon intérieur.
Les ténèbres du shéol
Cette crise, aussi bien spirituelle qu’intellectuelle, place Vincent La Soudière dans un état de lutte constant. Touché par l’acédie, il songe à renoncer à écrire, et par là même, à vivre :
Pour vivre – pour écrire –, il faut avoir au moins un point de vue qui soit hors du malheur ; un rocher au-dessus des flots noirs. Archimède ne demandait pas plus : un point d’appui pour soulever le monde. Même Kafka – cet homme de l’échec et du désastre possédait ce point de vue sauvé du malheur : la littérature. Il croyait à la littérature ; au pouvoir, au salut de la littérature. Je n’ai point cette assurance. Ce point de vue m’a été retiré. Et il n’y a aucune force volontaire qui puisse me le rendre [6]
Sa saisissante lucidité sur son état offre le témoignage rare d’un auteur prêt à mourir pour faire œuvre.
Si certaines accalmies viennent apaiser son désespoir intérieur, rien ne semble encore le retenir à la vie, si ce n’est l’envie inextinguible de faire œuvre. Ainsi, après plus de dix ans de crise, l’écriture revient par houles accompagnée d’une nouvelle sorte de vie spirituelle. Il se consacre désormais à la rédaction d’aphorismes[7] dont la concision et la densité paraissent épouser les inclinaisons de son âme. Pourtant, alors même que Vincent La Soudière semblait renouer doucement avec la vie, ses tourments l’emportent définitivement en mai 1993.
Son œuvre montre à quel point le corps du texte peut se faire au détriment du corps de l’écrivain. Si Vincent La Soudière n’a pas réussi à vaincre son néant en écrivant, la grâce de son écriture transfigure son mal-être. Si les citations choisies peuvent donner l’impression d’avoir à faire à un énième poète maudit, il semble que Vincent La Soudière ne se limite pas à cette posture. Sa saisissante lucidité sur son état offre le témoignage rare d’un auteur prêt à mourir pour faire œuvre.
Bibliographie indicative :
- Chroniques Antérieures, Fata Morgana, 1978, Paris.
- Lettres à Didier I (1964-1974), Le Cerf, 2010, Paris.
- Lettres à Didier II (1975-1980), Le Cerf, 2012, Paris.
- Lettres à Didier III ((1981-1993), Le Cerf, 2015, Paris.
[1] La Soudière (Vincent), Lettres à Didier I (1964-1974), p.333, Editions du Cerf, 2010, Paris.
[2] La Soudière (Vincent), Chroniques antérieures, Fata Morgana, 1978.
[3] La Soudière (Vincent) Lettres à Didier I, Le Cerf, 2010.
[4] La Soudière (Vincent) Lettres à Didier II, Le Cerf, 2012.
[5] La Soudière (Vincent) Lettres à Didier II, Le Cerf, 2012.
[6] La Soudière (Vincent) Lettres à Didier III, Le Cerf, 2015.
[7] Un recueil de ces aphorismes a été publié à titre posthume par Sylvia Massias : Brisants, Arfuyen 2003.