Personne ne lit Le Capital – même si tout le monde en connaît le titre. Ce livre d’économie trop gros et périmé est de lecture moins plaisante que les écrits du jeune Marx. Pourtant même Le Capital a des passages pétillants, et particulièrement la deuxième moitié du livre I qui contient des morceaux de lyrisme fondateurs pour la littérature socialiste. Lisez trois pages, et vous deviendrez rouge.
Marx est, après Platon et Nietzsche, le plus piquant des philosophes. Pour se venger d’Hegel, il a sous-titré l’un de ses livres « Critique de la critique critique » ; pour insulter ses adversaires intellectuels Max Stirner et Bruno Bauer, il les a canonisés « Saint Max » et « Saint Bruno » dans son pamphlet nommé La Sainte Famille. Avant d’être hégélien, Marx a tenté d’être poète ; puis il s’est converti à la dialectique du Réel parce qu’il trouvait le romantisme totalement décalé de la réalité. Mais le souci de la langue est demeuré essentiel dans ses œuvres, et il l’a mis au service de la transformation du monde.
Science et violence
« Écoutons maintenant le capital lui-même exprimant sa manière de voir sur ce travail de vingt-quatre heures sans interruption. Les exagérations de ce système, ses abus, sa cruelle et incroyable prolongation de la journée, sont naturellement passés sous silence. Il ne parle du système que dans sa forme normale.
MM. Naylor et Wickers, fabricants d’acier, qui emploient de six cents à sept cents personnes, dont dix pour cent au-dessous de dix-huit ans, sur lesquels vingt petits garçons seulement font partie du personnel de nuit, s’expriment de la manière suivante :
« Les jeunes garçons ne souffrent pas le moins du monde de la chaleur. La température est probablement de 86 à 90 degrés Fahrenheit. A la forge et au laminoir, les bras travaillent jour et nuit en se relayant ; (…) Nous ne trouvons pas que le travail, qu’il s’exécute le jour ou la nuit, fasse la moindre différence pour la santé (de MM. Naylor et Wickers bien entendu ?), (…). Vingt enfants environ travaillent la nuit avec les hommes… Nous ne pourrions bien aller (not well do) sans le travail de nuit de garçons au-dessous de dix-huit ans. Notre grande objection serait l’augmentation des frais de production… Il est difficile d’avoir des contremaîtres habiles et des « bras » intelligents : mais des jeunes garçons, on en obtient tant qu’on en veut… »
Le Capital, Livre I, III° section, Chapitre X, IV.
Marx prétend être scientifique, et de fait sa somme d’économie rivalise avec les grandes théories de son temps. Il bataille avec Ricardo, annihile Proudhon et Bastiat, le tout en usant d’une ironie et d’un emportement stylistique qu’un polémiste ne se permettrait pas aujourd’hui. Son style oscille entre celui d’un climatologue qui démonte avec impatience des arguments climatosceptiques, ou d’un Tertullien taclant sans pitié son adversaire gnostique. Les figures sont vives, les métaphores osées et les piques latines émaillent le texte, mais sans affaiblir la rigueur des démonstrations. L’indignation naît naturellement du montage qui met en regard des témoignages d’observateurs avec les réactions des capitalistes, par exemple les réponses des landlords anglais dans leurs journaux. Leur discours a à peine besoin d’être détricoté par la reprise tonitruante de Marx que le lecteur d’hier et d’aujourd’hui est déjà scandalisé.
En 1833, les fabricants de soie avaient hurlé comminatoirement que « si on leur ôtait la liberté d’exténuer pendant dix heures par jour des enfants de tout âge, c’était arrêter leur fabrique (if the liberty of working children of any age for ten hours a day was taken away, it would stop their works) ; qu’il leur était impossible d’acheter un nombre suffisant d’enfants au-dessus de treize ans », et ils avaient ainsi extorqué le privilège désiré. Des recherches ultérieures démontrèrent que ce prétexte était un pur mensonge, ce qui ne les empêcha pas, dix années durant, de filer de la soie chaque jour pendant dix heures avec le sang d’enfants si petits qu’on était obligé de les mettre sur de hautes chaises pendant toute la durée de leur travail.
Le Capital, Livre I, III° section, Chapitre X, IV.
La mauvaise foi des capitalistes est dévoilée par une r...