Des mains, des bustes, des chairs, des fleurs en fragments : les images de Lucile Boiron plongent là où la représentation ne s’aventure pas. Ces mondes primitifs rejettent le langage mais invitent à toucher cette matière ouverte aux sens. Zone Critique a rencontré cette photographe-artiste qui prépare sa prochaine exposition, “Bouche”.

Sur ma route vers l’atelier de la photographe Lucile Boiron, je me suis imaginé une chambre noire aux rideaux tirés, des rubans de négatifs traînant un peu partout et l’odeur chimique des laboratoires photo. Rien de tout ça, dans ce studio lumineux à l’allure de galerie d’exposition. Les tirages de Lucile sont bien là, mais ils côtoient des formes en verre et de longs plexiglas qui semblent envahir progressivement les photographies dans un univers organique, translucide et palpable.
Difficile, d’ailleurs, de définir en quelques mots l’univers de cette photographe. Alors que l’image devient un véritable langage performatif mettant en scène des corps parfaits, des visages tout sourire ou des paysages impeccables déversés sur les réseaux sociaux, les photographies de Lucile ont tout pour déranger. L’œil de Lucile Boiron semble s’être arrêté aux limites de ce qui peut être montré, à côté d’un champ de vision convenable. Là où la photographe a posé son appareil photo, les matières ont perdu leur sens, et la chair sanglante d’un fruit rouge n’apparaît plus si éloignée de celle d’une joue veineuse.
N’y aurait-il pas un reste de cruauté, dans les fragments photographiques de Lucile Boiron, une cruauté propre à un acte de dissection ? « J’ai un rapport conflictuel et ambivalent à l’image » nous confie-t-elle. « Enfant, j’avais une sainte horreur d’être photographiée, c’était toujours une déception absolue face aux images que je ne comprenais pas, je volais les albums et je déchirais les photos de moi. » Dans cette relation d’amour-haine pour la photographie comme pour son corps, un certain désir l’a tout de même emporté, celui de retrouver un monde fondateur, originaire, intime, avec lequel on comprend vite qu’elle entretient un lien physique intense. « Je vois la photographie comme un acte de digestion », disait-elle au média Vision en 2021.
Ancienne étudiante de l’ENS Louis-Lumière, Lucile possède une solide connaissance de la technique de l’image, mais sa pratique laisse libre cours à un travail artistique pur. Préférant l’appareil argentique au numérique, elle travaille avec les aléas de la pellicule, où toute erreur de pose se paye à retardement, au moment du développement. Se priver de la vision de ce qu’elle vient de “shooter” lui permet néanmoins de mieux se concentrer sur son instinct.
C’est dans l’”image-pulsion”, terme repris au philosophe Gilles Deleuze, qu’elle a trouvé les mots pour caractériser son travail, ceux de mondes pulsionnels saisis dans les morceaux de réel tombés devant nous. À propos de Zola, le philosophe déclarait d’ailleurs ceci : “Dans chacun de ses livres, il décrit un milieu précis, mais aussi il l’épuise et le rend au monde originaire : c’est de cette source supérieure que vient sa force de description réaliste.” Ces mots pourraient aussi désigner la pratique de Lucile.
N’allez pas croire pour autant que ses photographies sont spontanées : tout y est très construit, dans une mise en scène précise faite des miroirs et de jeux de lumières complexes : « Je cherche dans le réel des choses que je vois, qui vont venir happer mon regard et que je vais faire rejouer. »

Dans Womb, série inaugurale et porte d’entrée de son travail, toute sa pratique ultérieure s’envisage déjà : chairs ouvertes aux lumières crues, peaux diaphanes sorties des marbres du Bernin, et puis surtout ces focales hyper resserrées. Impossible d’y distinguer un visage entier, impossible d’y trouver une expression claire. Une confusion de chairs et de peaux, signature de l’image de Lucile Boiron.
Par curiosité, je lui demande de quoi il s’agit, ici : quelle est cette partie du corps ? Est-ce un fruit ou une chair humaine ? À qui appartient ce morceau de vie ? Lucile ne m’indique qu’une chose : les visages sont ceux de membres de sa famille, des femmes. Mais l’absence de dénomination fait bien parti de l’expérience visuelle.
« Dès qu’il s’agit de la photo, on a ce réflexe humain de vouloir identifier clairement les choses, et ce qui est intéressant c’est de comprendre pourquoi ça nous met tellement mal à l’aise d’être face à cette indistinction ». En regardant ces étranges sujets, les formes dérangent d’abord. Puis le regard évolue progressivement, libéré de toute explication, pour se fondre dans un univers sans codes, sans règles ni morale. Comme si l’absence de mots ouvrait les limites du regard. Pour Lucile, il y a dans ce brouillage des frontières un véritable exercice de libération des corps qu’elle capture. Une manière d’être, même, et d’appréhender ...