Mahir Guven fait partie de ces figures qui ont contribué à resserrer les liens entre rap et littérature. Son livre, Grand frère (Philippe Rey, 2017) qui a reçu le Goncourt du premier roman, constituait déjà une forme de légitimation de la culture urbaine. En mars 2020, il crée le label La Grenade aux éditions JC Lattès qui fait émerger une nouvelle littérature, toujours en mouvement, et qui accueille de nombreux artistes issus du monde musical, et souvent du rap.
Pierre Poligone : Pour commencer, pourquoi avoir choisi le terme « Label » qui appartient à l’industrie musicale pour désigner une collection littéraire ? Par ailleurs, pourquoi La Grenade ? On a envie de penser au titre de Dany Laferière : «Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou fruit ?
Mahir Guven : La création du label La Grenade est en fait une extension logique, après la publication de mon premier roman, Grand frère. J’avais le sentiment qu’il existait une pluralité de voix culturelles – géographiques ou sociales, qui n’étaient pas encore représentées dans le monde de l’édition. Certains pourraient être en désaccord avec cette assertion – mais ce n’est pas mon cas. Très vite, une fois le projet éditorial concrétisé, nous avons commencé à recevoir nos premiers textes, ce qui a encouragé notre démarche.
La désignation de « label », plutôt que de collection littérature a son importance.
La désignation de « label », plutôt que de collection littérature a son importance. À vrai dire j’imaginais La Grenade, comme une sorte de « refuge » pour nos auteurs, un phalanstère où les auteurs pourraient nous envoyer leurs textes et qu’on pourrait construire une sorte de laboratoire stylistique.
C’est d’ailleurs une triple ambition qui a nourri cette idée de création de label : pouvoir échanger sur la stylistique, aider les auteurs à améliorer leur style (d’écriture) et pouvoir échanger en confiance et sans jugement sur un texte – comme le ferait le manager d’un rappeur pour le faire évoluer au sein d’un collectif. Progressivement un véritable écosystème a pu se mettre en place avec environ une quarantaine d’écrivains représentés par La Grenade.
L’idée d’appartenance, et d’identité commune sont des préceptes très forts sur lesquels reposent le rap. Il y a ce sentiment d’appartenance au collectif, un véritable écosystème qui transparaît à travers l’idée du label, avec des auteurs que nous avons portés, que nous avons fait grandir. Je pense notamment à Nicolas Rogès, un auteur qui a fait ses armes à « la Grenade », et ne jure plus que par nous pour ses futures publications.
Pour ce qui est du titre en lui-même, « La Grenade », j’avais à l’esprit, quelque chose qui puisse être simple et accrocheur pour le lecteur. L’idée d’un fruit coloré, acide dans sa réception en bouche, un peu comme les histoires que nous soutenons.
Finalement un bon moyen de résumer le parti pris de La Grenade serait cette image à la fois gentille et explosive d’un fruit qui explose en bouche et laisse une trace. On pourrait également rendre compte de notre démarche à travers la formule : « la radicalité dans l’amour. »
P.P : Effectivement, votre label se distingue par une ligne incisive qui valorise l’hybridité et la porosité entre littérature et musique. Comment interrogez-vous ce lien entre musique et littérature ?
M.G : La question est vaste. J’évoquerais d’abord mon point d’auteur – plus que celui de l’éditeur, formé par l’écoute du rap. Certains auteurs ont bien sûr été centraux dans mes lectures mais ma pratique a d’abord été influencée par l’écoute de ce courant musical. C’est d’abord la découverte d’Oxmo Puccino qui m’a marqué vers l ’âge de douze ou treize ans et qui a été déterminante.
Or, Oxmo affirme que son grand amour c’est la poésie, et que c’est cela qui a guidé l’écriture de ses textes. Dans les années 90-2000, la poésie avait assez peu de visibilité, et Oxmo a voulu la mettre en avant à travers la musique. C’est notamment pour cela que j’ai toujours considéré la musique et le rap comme un langage.
Le problème du rap est d’entrée de jeu un problème de positionnement. D’abord enfant illégitime de la musique, le rap est dans le même temps devenu « bâtard » de la littérature.
Pourtant, les rappeurs de la « première génération » (MC Solaar, NTM, Assassin, Destroy Man, IAM, EJM…) étaient animés par un objectif commun qui pourrait être grossièrement résumé par le fait de : « dire des choses, exprimer un vécu»; ce qui fait que je n’ai jamais cessé de considérer les rappeurs comme des auteurs.
Ce sont des auteurs d’autant plus intéressants dans la mesure où ils s’expriment sur une réalité sociale qui n’était pas toujours exprimée dans les médias traditionnels. La radio est un médium, qui a en ce sens beaucoup aidé à la diffusion de messages dans les années 1980, d’abord dans la culture US, puis en banlieue parisienne pour les rappeurs. On y entendait des propos qui n’avaient pas l’habitude d’être diffusés sur les plateaux télévisuels.
P.P : À ce titre, le texte le plus éloquent de votre catalogue est peut-être celui de Kohndo : Plus haut que la Tour Eiffel qui revendique à la fois le titre de poète et qui double son roman en vers libre d’un album musical. Pourquoi ce choix de mêler ces différents supports autour d’un livre ?
M.G : Ce qui m’intéressait chez Kohndo avec ce texte Plus haut que la Tour Eiffel était justement cette notion de mélange des formes. En effet, Kohndo est venu vers le label La Grenade avec cette proposition d’un album qui revêtait la forme hybride d’un album et d’un roman en vers libres, et cette proposition – plus qu’originale, m’a convaincu pour un projet de publication.
C’était un projet intéressant tant par son ambivalence que par l’originalité de la forme livre que Kohndo proposait. Le livre devient une version « augmentée » de l’album, sa plus value en termes de publication est réelle face à une forme d’expression – tout aussi intéressante, mais plus ramassée. L’ambition et l’originalité de La Grenade réside dans le fait d’être des précurseurs dans le genre littéraire, et de proposer justement des objets hybrides.
P.P : Votre Label s’intéresse également de très près à la question du rap. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette mise en valeur du rap au sein de votre collection ?
M.G : La question d’une collection de rap s’est presque imposée à nous comme une évidence, un état de fait. Littérature et musique se sont toujours auto-alimentées. ...