Edouard Louis

«De mon enfance je n’ai eu aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n’ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement, la souffrance est totalitaire : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître. » Et c’est le récit de cette souffrance qu’entreprend Édouard Louis dans son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule.

2014
2 janvier 2014

Dans un style aussi limpide que dépourvu d’artifices, Edouard Louis retrace le calvaire de son enfance à la sortie du secondaire. Il nous dévoile son quotidien à travers une série de tableaux qu’il étaye de son regard rétrospectif. Ainsi, nous découvrons tour à tour l’histoire de sa famille, ses bêtises d’enfants et ses tourments adolescents.

Profond malaise

A travers cette autobiographie poignante, nous faisons face au visage d’une France profonde malheureusement encore bien réelle. Les mots du narrateur sont aussi crus que justes et provoquent chez le lecteur un profond malaise. Nous découvrons un monde au sein du monde, un microcosme où évoluent des personnages sauvages, bruts, rustres qui ne sont pas lissés et sculptés par la culture. En effet, ce livre nous expose ce que devient l’homme privé d’une quelconque formation intellectuelle. Violence, racisme, homophobie et alcoolisme semblent être les principales conséquences de ce vide culturel, en témoigne le père d’Eddy, ouvrier dans une usine confectionnant des pièces en laiton et grand buveur à ses heures perdues. Ce dernier est obsédé par l’image de « dur » que doit renvoyer son fils. Le dur doit « se battre à l’école, prendre de sacrées cuites et refuser de se plier à la discipline scolaire ». Il incarne toutes les valeurs masculines et se construit en opposition avec la figure de la « pédale ». Les personnages du roman n’ont pas les moyens de s’exprimer, de s’épanouir  ou même de participer à une réelle discussion, alors ils cherchent un exutoire à leur frustration, à leur incompréhension et bien souvent, c’est Eddy qui se retrouve visé.

Car Eddy n’est pas un  garçon comme les autres, il est trop sensible, trop maniéré et pas assez violent. En somme, ce n’est pas un dur mais une « pédale ». « Quand j’ai commencé à m’exprimer, à apprendre le langage, ma voix a spontanément pris des intonations féminines. Elle était plus aiguë que celles des autres garçons. Chaque fois que je prenais la parole mes mains s’agitaient frénétiquement, dans tous les sens, se tordaient, brassaient l’air ». Piégé dans un milieu social violent, il doit également faire face à un corps qu’il ne comprend pas, à un corps qui le trahit. Et le roman tourne à la confession : le lecteur se fait voyeur du malaise d’Eddy, embrassant à travers l’œillère de ses mots son mal-être adolescent. Le calvaire du narrateur est perceptible dès les premières pages et va s’intensifiant au fil des chapitres. En évitant tout pathos, ce dernier nous sensibilise à l’homophobie toujours présente au sein des campagnes françaises.

Et le roman tourne à la confession : le lecteur se fait voyeur du malaise d’Eddy, embrassant à travers l’œillère de ses mots son mal-être adolescent.

Insurrection

Bien qu’Eddy soit le réceptacle de la haine de tout un village, il ne les condamne pas entièrement pour autant. En effet, suivant les théories du sociologue Bourdieu, il ne juge pas les habitants mais plutôt les structures sociales. Son roman apparaît comme un pamphlet contre un déterminisme provoqué par la société. Ainsi, le regard rétrospectif du sociologue dissipe les illusions qui bercent la plupart des habitants en dénonçant la mécanique logique des évènements qui les a menés à reproduire des schémas dont ils n’ont pas conscience. Eddy développe donc un discours qui peut sembler très cruel, surtout que celui-ci porte sur sa mère, mais qui est parfaitement réaliste : « Ma mère ne comprenait pas que sa trajectoire, ce qu’elle appelait ses erreurs, entrait au contraire dans un ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacable. Elle ne se rendait pas compte que sa famille, ses parents, ses frères, sœurs, ses enfants mêmes, et la quasi-totalité des habitants du village, avaient connu les mêmes problèmes, que ce qu’elle appelait donc des erreurs n’étaient en réalité que la plus parfaite expression du déroulement normal des choses. »

En finir avec Eddy Bellegueule est un roman d’insurrection contre le déterminisme social. Et son auteur, à présent sur les bancs de l’Ecole Normale Supérieure, est la preuve vivante qu’on peut dévier de sa trajectoire pour tracer sa propre voie.

  • En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis, Seuil, 2 janvier 2014, 224 pages, 17 euros.

Pierre Poligone