Mireille Havet, photo de passeport, 1931.
Mireille Havet, photo de passeport, 1931.

« Je suis comme ces oiseaux qui n’aiment que leur plein vol, la forêt étendue à l’ombre de leurs ailes, et les cris de leurs pareils perdus sur les lacs, dans le crépuscule jaune où ils tournoient tout seuls en proie à la nuit, aux astres, et à l’espace ». Mireille Havet incarne les hésitations et les ambitions d’une époque qui l’a engloutie : les années folles. Proche de Misia, Apollinaire et Cocteau, Mireille Havet fréquente la haute société parisienne du début du XXème siècle et son Journal constitue un singulier témoignage de cette jeunesse dorée à l’esprit tourmenté.

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« Là, dans cette planète, dans cette folie, vouloir imprimer des mots que j’ai pensés un jour d’angoisse, d’exaltation, faire travailler à cela des ouvriers payés à l’heure, des presses, des encres, des papiers, tout cela pour que des gens qui sont avec moi dans la rue boueuse, avec moi au théâtre, clandestins, le lisent et communient avec la désespérance et la fantaisie qui gisent au fond de moi comme un lac désert, où se reflète de temps à autre le vol d’un marin pêcheur » Mireille Havet, Janvier 1919.

Il faut d’abord saluer le travail d’édition remarquable de Claire Paulhan. Le choix d’un bleu nuit sur lequel s’inscrit des lettres d’argent constitue un rappel discret d’une image persistante dans le Journal de Mireille Havet, celle de la lune se reflétant dans les vagues marines. L’appareil critique de Dominique Tiry permet de mieux saisir les enjeux historiques et littéraires du Journal de Mireille Havet. De même, les photographies et les illustrations qui émaillent l’ouvrage offrent la possibilité au lecteur de plonger l’espace d’un instant dans le tourbillon de l’après-guerre.

Une enfant triste au visage fardé de bonheur

Jeune femme à la sensibilité exacerbée, Mireille Havet constitue une caisse de résonance des désillusions de l’époque.

Le Journal de Mireille Havet est le chant d’une jeunesse calcinée par l’Histoire. Mireille Havet a 20 ans au sortir de la Grande Guerre, et si elle n’a pas connu les horreurs du front, elle se sent dépossédée de son destin : « Nous sommes des masses abruties, brisées et sans avenir (…) Nous nous sommes tous perdus, nous sommes tous morts à nous-mêmes, et je ne vois pas de renaissance. J’ai les autres en horreur, même pas en indifférence, et je suis pleine de morts comme une crypte, pleines de souvenirs et de rêves ». Jeune femme à la sensibilité exacerbée, Mireille Havet constitue une caisse de résonance des désillusions de l’époque. Loin de la liesse générale, elle cultive son chagrin et proclame son incompréhension face à cette « bagarre de la joie ». La mort d’Apollinaire lui déchire le cœur. Elle ne peut pas exposer publiquement sa douleur ni effectuer un travail de deuil et dénonce les manifestations hystériques d’enthousiasme : « Au moins la guerre permettait les larmes, et les respectait. Mais sur la foire, sur le tremplin de la victoire parisienne, il n’y a plus la place que pour la noce et la ripaille ».  À la façon de Musset dont l’un des personnages possède « le mois de mai sur les joues et le mois de janvier dans le cœur », Mireille Havet se définit comme : « un enfant triste au visage fardé de bonheur, d’assurance et d’enjouement ». Obligée de jouer la comédie sociale, Mireille Havet sombre dans l’ivresse sans jamais se départir de son caractère mélancolique.

Une jeune femme incandescente

L’exploration de ses désirs passe nécessairement par l’encrage de ses sensations

Si sa condition l’oblige à fréquenter la jeunesse dorée parisienne, Mireille Havet ne craint pas d’affirmer sa sensualité et son goût pour les femmes : « Je n’aime que les femmes, je ne pense qu’à leur bouche, et à leur corps, et à leur lit. » Son écriture nerveuse et sensible laisse transparaître la tourmente de ses pensées, les agitations de son âme et les oscillations de son cœur. Mireille Havet n’exulte qu’en pleurant, et dans le fracas de sa plume se dessine une vitalité hors norme, notamment dans son rapport aux femmes et aux corps : « Donne ! Madeleine ou je crie… Mon Dieu, c’est l’aube, je l’ai dit ! le voyage commence, c’est merveilleux et effroyable ! Je m’anéantis en elle. Tout mon orgueil, toute ma vie s’anéantissent là, dans sa bouche où mon âme tout entière se dissout. »  Son aventure avec Madeleine devient l’un des leitmotivs de son Journal. Mireille se montre aussi excessive dans les mots que dans les gestes avec sa compagne, et lui fait goûter sa brutale sensualité. Parfois, elle s’adresse à Madeleine comme si celle-ci devenait la destinataire du Journal. Ce jeu énonciatif permet à Mireille Havet de donner encore davantage de chair à sa prose. Son corps entre d’ailleurs régulièrement en scène, souvent à travers des images violentes : « Je suis mangée, je suis broyée, je saigne ! je saigne ». La répétition signe la douleur et les tourments identitaires. L’exploration de ses désirs passe nécessairement par l’encrage de ses sensations, que ce soit la description méthodique d’un orgasme ou la peinture de ses déceptions amoureuses. Elle n’a de cesse de cartographier les marges de son désespoir.

Une écriture frénétique au service de la souffrance d’être soi

La phrase de Mireille Havet se prolonge indéfiniment sous le rythme de ses emballements et restitue une pensée frénétique, assoiffée d’absolu

La phrase de Mireille Havet se prolonge indéfiniment sous le rythme de ses emballements et restitue une pensée frénétique, assoiffée d’absolu : « Oh ! mon Dieu, secours-moi, ou bien enferme moi avec mes vingt ans incrédules et noceurs dans une bière de plomb, dans un cercueil de chêne, sous la terre grasse et profonde afin que j’oublie la lâcheté, la curiosité qu’éveille en moi le monde, et que je connaisse l’énigme de la mort, le fermoir de la chaîne, s’il est vrai que la pourriture et la dissolution de mon corps ne sont pas absolument tout ce qui compose le néant éternel !… » Dans la valse endiablée de sa prose se bouscule pêle-mêle des injonctions, des supplications et des admonestations. Cette écriture de l’exaltation joue également sur un travail permanent de redéfinition du moi. Mireille Havet perçoit la fragilité de son existence et la porosité de ses sentiments. Elle cède volontiers aux sirènes du lyrisme pourvu qu’elle puisse se réinventer à travers son écriture : « Je suis un jouet entre les mains, les lèvres des foules, où mon nom, ma petite identité qui aspirait au lyrisme est balancée comme un numéro de foire. Je suis une barque haletante et fracassée sur la mer sans étoile, où nous naviguons de compagnonnage avec les lames mauvaises ». Mer déchaînée, épaves échouées sur un récif, vague brisée sur les rochers… Si Mireille Havet affectionne tant les images marines, c’est en raison de leur instabilité et de leur violence. Elle aime se percevoir comme agitée plutôt qu’agissante : « Je suis le jouet, l’étoffe souple que le vent boursoufle à sa guise, que le vent ridiculise, ennoblit ou stigmatise selon le point cardinal d’où il vient. »

On serait tenté de voir s’agiter les derniers soubresauts d’un romantisme suranné dans le Journal de Mireille Havet mais ce serait oublier la force qui se dégage de sa prose. Elle-même se met fréquemment en garde contre la fougue de sa plume : « « Mais dans ma turpitude et ma lâcheté, et mon romantisme de jeune damné qui aime ses brûlures, et chante dans les supplices, je ne sais pas si, au fond, je veux guérir. » À vingt ans, Mireille Havet est déjà en proie avec la seule question qui importe, celle de notre raison d’être au monde. Elle y répond avec les excès de sa jeunesse.

  • Mireille Havet, Journal 1918-1919, éditions Claire Paulhan, 299 pages, 24 euros.