Max Ernst, Danseurs sous le ciel (Le noctambule), vers 1922-23, huile sur papier monté sur carton avec cadre peint, 18 x 38 cm, collection particulière.

Le dernier roman d’Anne Maurel, La fille du bois, croise avec une finesse réjouissante trois mémoires : une mémoire de la littérature, une mémoire intime de jeune fille devenue femme, une mémoire historique derrière la figure du grand-père. Paru en janvier chez Verdier, ce bref récit se plaît à tisser des liens en superposant les trois mémoires qu’elle convoque. Maurel alors travaille à marquer la coïncidence du collectif et du personnel, croisement qui vient toujours raviver le souvenir comme invitation à l’écriture.

Parler de roman masque déjà une singularité : le texte, malgré la linéarité d’une histoire, s’appuie sur une fragmentation du souvenir, à la façon d’un puzzle, accentué par des références extérieures. Ici, Giacometti vient rappeler le grand-père à l’œuvre, là, Joe Bousquet l’inscrit dans la Grande Guerre, pour avoir été médaillé à quelques mois d’intervalles. Sans jamais tomber dans l’étalage érudit, la professeure de lettres convoque sa culture pour rappeler le rapport très intime qui nous lie à la littérature et combien il s’entremêle avec nos histoires singulières. L’histoire donc s’ouvre sur une confidence de l’enfance, et du seuil de la tentation. Rapidement, Anne Maurel jongle avec les époques, sans égarer son lecteur puisqu’elle prend soin, avec minutie, de dessiner la topographie chargée du grand-père de la jeune fille qu’elle était, de ce qui, sans peser, soutient encore la femme qu’elle est. Chargée, par souci de mémoire, pour se souvenir puisque « la vision se dérobe, échappe. L’image reste. » Et dans tout ce qui échappe à son regard, ce qui ne survit pas au passage du temps, elle puise une matière du présent, se laisse happer au seuil de la résurgence, à l’orée du bois. « Sur ce bord, à la frontière entre deux mondes – celui, familier, où je me tiens, cet autre, aperçu par le trou de la haie, proche et pourtant lointain, inaccessible –, je vois sans être vue. » 

Une histoire de l’œil 

Le souvenir, une histoire de l’œil, se déroule sous le lecteur attiré dans la danse : Maurel cherche à rendre vivaces encore ces images d’un regard qui survole le temps ; ainsi le texte s’ouvre-t-il sur cette secousse de qui espionne, derrière la haie, par le petit trou. Elle définit alors, sur ce bord du visible, cette recherche de la coïncidence : « un accord fortuit avec le monde autour de moi, capable de me donner, même obscurément, le sentiment de la nécessité », ou une preuve du moi au monde, une soif d’adhérence. Elle récidive à la toute fin du texte, voyant dans ses coïncidences, dit-elle, « les signes que mon grand-père m’avait adressés depuis l’apparition du petit chien blanc dans l’église de Pont-l’Abbé, le jour de son enterrement ». Elle regarde, analyse les scènes, spectatrice des fentes ; apercevant le petit chien qui lève la patte sur le cercueil, elle le lie à l’épisode de la guerre raconté par son grand-père, jouant à saisir toutes les correspondances qui s’infiltrent dans l’existence. Ce petit chien symbolise ces traces que s’efforce de conserver Maurel, se faisant copiste des histoires du grand-père. 

« Le souvenir est au présent » 

« Convaincue de devoir l’écrire – tant m’y poussait la coïncidence avec le reste de sa vie de l’événement ayant eu lieu le jour de son enterrement, et que j’étais seule à avoir aperçu – ; ne sachant pas encore avec quels mots, dans quelle langue, selon quel rythme : par nappes continues, ou par saccades, en variant plusieurs fois la distance, comme on règle la lentille d’un microscope, tour à tour rapprochant et agrandissant, ou éloignant et diminuant tel ou tel détail, image ou scène, pour arriver à la netteté d’une image. » 

Anne Maurel s’engage là, par une écriture soignée, à un hommage multiple mais convoque une histoire de la littérature pour mieux montrer comment elle se propage dans nos vies, marque de ses coïncidences des histoires individuelles

Se déploie perpétuellement l’impératif de rappeler que « le souvenir est au présent ». En bonne chercheuse ou archéologue, elle s’appuie sur les photographies, sur les objets et sur la mémoire. « J’écris après la disparition des principaux témoins (excepté mon frère avec qui j’ai peu évoqué notre grand-père). Je n’ai à ma disposition que la vivacité d’images remontées de l’enfance. » Elle est de ceux qui entretiennent une relation singulière avec un membre de leur famille, et de ce lien qui parle, de cette transmission unique, elle livre le souvenir que seule elle pouvait donner. C’est à ce titre qu’elle a conservé la croix de 14-18 qui était celle de son grand-père. Après la mort de ce dernier persiste une singularité de leur relation : le chien que seule la jeune femme qu’elle est alors semble voir, celle qui voit ce que nul ne voit, elle devine déjà un signe. En effet, son grand-père, lorsqu’elle était enfant, lui racontait comment il avait lui-même, pour s’amuser, médaillé un petit chien. La jeune fille, dépositaire de la mémoire orale de son grand-père, délègue à la jeune femme des coïncidences de cette mémoire qu’elle cherche à raviver par l’écrit. Grand-père conteur, qui raconte, qui livre son histoire, celle de la Grande guerre, la figure dans les yeux de sa petite-fille ; quelque chose alors se joue de la transmission, des morceaux d’histoire qui se délèguent, s’offrent. C’est à la faveur de ces enjeux que l’hommage fait jour : porteur de l’histoire, le grand-père se dessine au rythme d’une mythologie sereine et tendre, d’un deuil sans drame. Plus encore, elle engage une enquête à la recherche de « signes fugaces de sa présence », là où il pourrait faire présence. « Autant d’images que je cherche à fixer, épingler, ranger, comme, dans un album, des photographies, pour les retrouver, les regarder, les scruter jusqu’à y découvrir quelque chose caché : tu, oublié, un secret ou une trace. »  Tout devient l’occasion d’une histoire et c’est bien l’image qui occupe toute la fin du texte, la « figure de granit » du grand-père qui confirme sa « présence », la dernière photographie, celle qui scelle mais, achevant, conserve la matière de l’écriture à venir.

Anne Maurel s’engage là, par une écriture soignée, à un hommage multiple mais convoque une histoire de la littérature pour mieux montrer comment elle se propage dans nos vies, marque de ses coïncidences des histoires individuelles. A la recherche d’un « envers des paysages », pour qui se tient au seuil du visible, de ce qui persiste, elle s’invite dans une conquête de la permanence, de l’historique et du culturel singulier pour les lier à l’Histoire. Ode à la littérature mais aussi au temps, Maurel elle-même se fait passeuse, comme le rappelle l’origine du titre : la coïncidence, à Buenos Aires, de Breton, Pizarnik, le grand-père, pour qui, muchacha del bosque, se tient à la lisière du souvenir, prête à s’emparer de ses traces, invitant le lecteur à demeurer alerte face aux correspondances poétiques qui nous environnent.

  • La fille du bois, Anne Maurel, Verdier, 96 p.