Premier recueil du poète italien Franco Fortini (1917-1994) paru en 1946, Feuille de route est édité pour la première fois et dans une première traduction intégrale grâce au travail de Giulia Camin et de Benoît Casas. Seuls quelques poèmes avaient déjà été proposés dans l’anthologie Une fois pour toute, ou en revue. C’est enfin l’occasion de découvrir, en version bilingue, grâce aux éditions Nous, un recueil qui révèle la parole errante et amoureuse d’un poète en son chemin.

Du monde triste…

Poète qui découvre l’errance et la fuite, porté par la nostalgie, il fait de sa poésie un témoignage de ce qui a eu lieu et un mausolée à l’amour en fuite.

Écrivain, enseignant, officier, critique, Franco Fortini cumule à son arc ces belles flèches qui nourrissent la pensée d’un sentiment de révolte et parfois de désœuvrement. D’origine juive, il quittera un temps son Italie natale face aux persécutions, puis reviendra combattre. Poète qui découvre l’errance et la fuite, porté par la nostalgie, il fait de sa poésie un témoignage de ce qui a eu lieu et un mausolée à l’amour en fuite. Dans sa postface, « La vérité en poèmes », Martin Rueff rappelle et précise que le « livre rassemble des poèmes écrits entre 1938 et 1945, déterminés par l’expérience de la guerre, avec ses départs forcés et ses errances. » Il rappelle également que ce recueil est le premier, « chant de départ », il inaugure l’écriture, l’expérience et la perdition. La poésie engage une parole politique avec force et colère :

« Peuple de douleur

La bouche la plus impure

peut offrir l’amour

le plus fort

Mon peuple de mort

La main la plus blessée

peut donner la mesure

la plus juste »

Car l’époque on le sait est à l’accumulation des rancœurs et des horreurs. Tout se brouille dans une réalité chaotique où il s’agit sans doute précisément de dégager un horizon et une feuille de route, de chercher chemin et issue à l’effroi et au désœuvrement :

« Et tu ne sais pas ce que tu entends ensuite, si tu écoutes

Venant des rues de neige en fuite un chant ou un vent,

Ou si c’est en toi que se propage et parle ta source

Sombre, ton onde vague du rien. »

Et plus loin :

« Mais ici où entre être et non-être hésite

Prisonnière en elle-même notre figure,

Libérée tu apportes la justice certaine

Qui connaît les vivants et les morts. »

La violence du monde et de la perte semblent nourrir non pas une rage vindicative mais bien un constat amer et déplorant de l’humanité, une crise de foi face à une société qui se désagrège :

« Mordre l’air mordre les pierres

Notre chair n’est plus d’homme

Mordre l’air mordre les pierres

Notre cœur n’est plus d’homme. »

Si le profond sentiment d’injustice et de colère de la parole politique marque le recueil ce dernier explore aussi et surtout l’absence, la perte et le manque, bref la nostalgie : la deuxième partie est d’ailleurs titrée « élégie ».

…au coeur triste

Fortini, dans une écriture sensible et directe, clame l’absence et l’inexorable poursuite du chemin :

« Et ne pas souffrir de cette dure lumière

Dans laquelle je marche un poignard dans le cœur. »

De même, la variété des formes et des tons dévoilent au lecteur un poème qui explore les possibilités du langage et de la poésie. Là, la nostalgie délicate d’une chaleur connue :

« L’épine ouvre le bourgeon et l’eau ouvre le matin

Dans le turquoise de mars, dans notre pays :

Je me rappelle pour toi d’anciens mots d’Italie

Et derrière les vitres les amis fixent le soir et la neige. »

Ici, la déploration solitaire et la peine épuisante :

« Ne souhaite pas pour moi le bonheurs des jours

Qui viennent. La pitié pour nous ne freine pas

Le vent qui d’en haut

Essoufle et réduit en tourbillons denses les gestes

Humains et disperse […] »

Comme toujours un seuil du désespoir, non pas dans le tapage d’un sur-sentimentalisme mais bien au gré d’une sensibilité qui affronte l’histoire et en tire un profond pessimisme, le poète parle l’être aimé et s’efface lentement :

« Toi va plus libre, par les jours, si tu peux :

Et qu’au bois je reste moi, où s’obscurcit le lierre

Parmi les poisons des eaux noires. »

Un propos sombre et fataliste qui ne cache pas toutefois quelques élans d’espoir, si la feuille de route peut, à son tour, ouvrir au désir des retours et de la paix :

« Si, je l’espère avec toi, des soirs d’avril viendra

La joie des étés fidèles

Et sur les visages un soleil profond ;

Quand le silence sera

Comme une parole vive fécond […] »

Alors les images se font de plus en plus belles et poignantes, elles hantent les rêves d’avenir dans des tableaux mélancoliques

« La musique continue des vagues endort

Chacun de mes sens avec son suave son

Et le souffle de la mer opaque

Qui déserte disparaît au-delà de la brume. »

Une mémoire qui se refuse à abdiquer, qui porte et la parole et l’homme.

Le silence du présent catapulte à la mesure de l’émoi ce qui reste d’un avoir-vécu et tend vers l’horizon le fil d’Ariane d’une mémoire qui se refuse à abdiquer, qui porte et la parole et l’homme. L’image du passé, fétiche qui jonche les galeries de la route à venir porte le poème.

« M’est resté ce nom, que je m’écris

Sur cet air d’avril, ô seule antique

Et perdue et au-delà des pleurs toujours chère

Image d’amour ma compagne. »

Tout le coeur du recueil repose dans ce regard d’un homme que l’état du monde désolé, à la vie éparpillée sur les chemins et à la recherche d’un horizon à tenir, dans cette sensibilité malmenée par la perte des lieux et des êtres chéris et le désarroi face à la misère des hommes. Ligne de fuite et feuille de route, l’écriture revient donner du sens à l’histoire, et dévoiler la parole poétique où ne plus y croire :

« Et tu ne sais pas que c’est mon vers qui dans l’antique de l’après-midi

Apporte un ruban de velours à tes doigts »