Donner vie et “organicité” à la pensée inscrite dans le marbre des textes de Simone de Beauvoir : telle est l’ambition de l’autrice et metteuse en scène Constance de Saint Rémy. Sa pièce Lettre à une deuxième mère, portée par deux comédiens de talent – Camille de Sablet et Louis Albertosi – est présentée dans l’écrin de la salle Christian-Bérard du Théâtre de l’Athénée. Ce spectacle fait partie de la saison “Jeune Création”, construite avec le concours de l’office de production PRÉMISSES. À voir jusqu’au 19 mars. 

Dans la pénombre d’un bar vidé de ses clients, juste après la fermeture, une femme nettoie les tables rondes, range les chaises de bistro, passe un coup de chiffon sur le piano, puis se sert un demi de gin tonic sans tonic pour que redescende la colère que fait naitre en elle la fréquentation de son infect patron. Elle déteste travailler dans ce café. D’ailleurs, elle déteste travailler dans un café tout court car, avant tout, elle est actrice. Cependant, elle déteste aussi l’idée de terminer son service, car cela signifie prendre le métro, réchauffer une part de gratin, faire la vaisselle, et se coucher dans le lit de l’homme avec qui elle vit. Cette existence domestique est trop petite. Elle veut vivre, mourir et ressusciter, faire le tour de la Terre, avoir tous les âges, tous les noms, habiter partout, rencontrer des inconnu.e.s, tomber amoureuse, rester seule, avoir des enfants et ne pas en avoir. En un mot, elle veut pouvoir exercer son métier. Dans cette vie qu’elle ressent comme un carcan, un piège qui se referme, naît en elle le besoin de se tourner vers une aide, une lumière. À la librairie, elle choisit un livre de Simone de Beauvoir. 

Le nom, trop de fois prononcé, déclenche l’impossible : Simone de Beauvoir, dame blanche, revient d’entre les morts.

L’adresse rend l’intention immédiatement limpide : “Chère Simone, Je vous écris alors que vous ne me lirez jamais”. Ce “soliloque épistolaire”, porté avec brio par Camille de Sablet, s’adresse frontalement à l’autrice. Un choix qui n’a rien d’anodin car il inscrit cet échange fictionné dans la lignée de la correspondance foisonnante entre Simone de Beauvoir et Nelson Algren, Jean-Paul Sartre, Violette Leduc, Sylvie Le Bon et des dizaines d’autres femmes anonymes, ses lectrices. Dès les premières lignes, c’est un déluge de questions qui s’abat : “Dites-moi, Simone, comment on cesse d’être un objet ?”, “Avez-vous eu l’impression de devoir prouver quoi que ce soit ?”, “Vous avez fait comment avec Sartre ?”. Autant d’interrogations qui, parce qu’elles sont adressées à un texte, à une pensée figée, devrait rester lettre morte. C’est ici que le théâtre fait irruption. Un théâtre qui veut faire parler les absentes, un théâtre qui invoque les esprits, un théâtre qui cherche des réponses. 

Les lumières clignotent. Le nom, trop de fois prononcé, déclenche l’impossible : Simone de Beauvoir, dame blanche, revient d’entre les morts. Ressuscitée, elle apparaît en costume blanc, dans un corps masculin. La diction pointue, la gestuelle maniérée, la présence évidente de Louis Albertosi lui donnent corps. Dans cette deuxième partie, le spectacle est modifié : on a répondu à la lettre, le soliloque devient dialogue. 

Qu’est-ce qu’une actrice sinon un être changeant, qui se construit et se déconstruit constamment au gré des rôles ?

L’héritage incontestable de Simone de Beauvoir dans l’histoire de la pensée féministe occidentale lui confère un statut de mère, d’une deuxième mère, celle qui serait à l’origine de tout, le point de départ. La détentrice de la connaissance. Dans ses textes, notre actrice cherche donc naturellement une réponse à ses dilemmes professionnels et personnels. On peut regretter que la thématique de la relation amoureuse hétérosexuelle, abordée par le prisme de l’amour nécessaire entre Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, prenne une place parfois trop envahissante dans la dramaturgie. Car ce qui est véritablement passionnant, ici, réside plutôt dans la question du statut de l’actrice. Tantôt soumise au désir des autres, tantôt créatrice. Tantôt objet, tantôt sujet libre. Son statut précaire, situation instable, fait d’elle la proie de relations de pouvoir, dans son intimité comme dans sa carrière. L’ingéniosité de Constance de Saint Rémy est de choisir comme figure centrale de son texte, un personnage dont le métier cristallise la philosophie existentialiste de Simone de Beauvoir, soit l’idée d’une identité toujours en devenir. Qu’est-ce qu’une actrice sinon un être changeant, qui se construit et se déconstruit constamment au gré des rôles ?

Pour toutes ces femmes, l’écriture est un refuge, un lieu où l’on peut enfin trouver la liberté tant recherchée.

La richesse de cette pièce réside pour beaucoup dans la qualité indéniable du travail d’écriture de son autrice, talent que la forme du “soliloque épistolaire” lui permet de déployer dans toute sa richesse. Avec une scène comme celle de la longue liste à la Prévert des rôles stéréotypés proposés aux femmes dans le cinéma, ou encore du dialogue entre l’actrice et le libraire, elle convoque aisément le rire de la salle. Lorsque Camille de Sablet, dans la dernière partie de la pièce, évoque le parcours de son personnage, son lien avec ses parents, leur divorce et la libération de sa mère, sa naissance vécue comme un enfermement, sa propre relation amoureuse avec un homme, sa soif d’indépendance, les mots sonnent juste et savent trouver l’émotion.

Alors, qui écrit véritablement cette lettre à Simone de Beauvoir ? C’est une écriture à quatre mains : le personnage, son interprète, Camille de Sablet et l’autrice/metteuse en scène Constance de Saint Rémy dialoguent toutes les trois avec Simone de Beauvoir. Pour toutes ces femmes, l’écriture est un refuge, un lieu où l’on peut enfin trouver la liberté tant recherchée. Liberté de lire des textes qui nous rendent plus grandes, plus fortes, liberté d’écrire ses propres rôles, liberté d’inventer, liberté de réfléchir, de théoriser. Liberté de créer les histoires que nous voulons entendre.

Clara Colson

  • Lettre à une deuxième mère, écriture et mise en scène de Constance de Saint Rémy, création lumière et régie générale de Marine Flores, avec Camille de Sablet & Louis Albertosi, du 9 au 19 mars 2023 à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet

Crédit photo : © Mathis Leroux