ShowingUp_AR_20210709_00293.ARW

De quoi sont faits les jours qui précèdent la consécration d’une œuvre ? Showing Up articule le récit d’une sculptrice qui surmonte des angoisses et des obstacles intérieurs au portrait d’une jeune femme solitaire que les relations humaines embarrassent. Kelly Reichardt met en scène l’artiste au travail dans un film solaire.

Quand Ruben Östlund se penche sur l’art contemporain dans The Square, cela donne un film outrancier. En grand dénonciateur des postures bourgeoises, il représente le monde de l’art et des galeries comme une vaste fumisterie, où l’insolite a valeur marchande. Avec Kelly Reichardt, l’art retrouve sa sacralité. Au lieu de dézinguer, de déboulonner, de destituer, la cinéaste, patiemment, regarde l’acte créateur et contemple les œuvres. 

Le moulage du temps

Il est rare de voir la création en train d’advenir au cinéma. À la laborieuse manipulation de la glaise, on préfère souvent voir le coup de pinceau sûr d’une main géniale. Chez Pialat par exemple, les mains tremblantes de Van Gogh n’hésitent soudain plus lorsqu’il s’agit d’appliquer la couleur sur la toile. Celles de Lizzy (Michelle Williams qui collabore avec Reichardt pour la quatrième fois) badigeonnent et malaxent à grand peine une matière informe, comme si l’œuvre n’allait peut-être jamais apparaître. Dans la résidence d’artistes que Lizzy fréquente, les mains des autres tissent, moulent, emberlificotent de fil de fer un boudin en mousse. Une question surgit alors : qu’est-ce qui fait œuvre ? Quelle différence y-a-t-il entre un film sur la peinture et un film sur les arts visuels en général et la sculpture en particulier ? Comment fait-on, avec des images planes, pour rendre compte de l’épaisseur de la glaise que Lizzy travaille ? Reichardt répond en cinéaste plasticienne.

Au début du film, la caméra rase littéralement les murs de l’atelier de l’artiste et s’arrête sur des croquis préparatoires. Showing Up est construit autour de deux lieux principaux – auxquels s’ajoutera ensuite l’espace des galeries où se déroulent les vernissages. D’une part, il y a le campus de l’école d’art à Portland, qui fait songer aux fonctions d’enseignante que Reichardt a assumées elle-même à Bard College : une vaste étendue d’herbe avec des petites cases où travaillent des étudiants à toutes sortes de projets. Lizzy s’y promène, l’air hagard. C’est l’espace de la résidence auquel correspond le temps suspendu de la création. D’autre part, il y a l’atelier – installé dans l’appartement de Lizzy qui est partagé entre le sous-sol où elle travaille et les pièces du rez-de-chaussée baignées de lumière. Ce découpage net est justifié par l’angle qu’adopte la cinéaste : il s’agit d’étudier la pratique artistique dans sa dimension concrète, voire triviale. La répartition des heures de travail, le façonnage, la cuisson et le temps de pose des figurines de glaise forment la matière même du film sans que nous n’atteignions jamais le niveau de la fameuse intention artistique. Que signifient ces figurines de naïades ou de sorcières ? Peu importe dans le fond. Reichardt ne fait ni dans l’analyse des discours sur l’art, ni dans l’examen des logiques commerciales mais elle ne cède pas non plus au fantasme du génie créateur. En creux, elle semble faire son autoportrait en même temps que son autocritique, ramenant l’art à une vérité peu reluisante : l’artiste est un ego blessé qui manque toujours de se condamner au solipsisme. C’est donc autant par le souci de soi que par le soin des autres qu’il évite le piège du fétichisme.

Des travaux et des Heures 

Reichardt entrelace les petites passions venimeuses avec les grands tourments de l’artiste.

Lors de la présentation du film à Cannes l’année dernière, on a qualifié le long-métrage de « portrait de femme ». Il semble que Reichardt s’intéresse surtout à l’existence solitaire et pénible d’une artiste. Michelle Williams incarne une femme taciturne, vaguement désagréable, angoissée et dont les humeurs varient sans cesse au cours du processus de création. Celui-ci comporte ses déconvenues (une statuette brûlée lors de la cuisson de la céramique), ses hésitations (on observe souvent Williams, de dos, en silence, interrompre son geste au moment de former le bras d’un personnage de glaise) et ses maigres récompenses d’ego. À cet égard, le vernissage de l’exposition auquel le titre du film renvoie, donne lieu à une scène d’une cruauté inouïe. Sur fond de small talk de galerie, une petite assemblée composée des parents, amis et rivaux de Lizzy se presse devant le buffet au lieu d’observer les œuvres exposées. Les longs plans fixes sur les invités à l’air blasé mâchouillant un petit four sont infiniment plus éloquents que l’esthétique chic et choc d’Östlund qui confond irrévérence et tonalité satirique. Outre la représentation de l’acte créateur, le film pointe du doigt la fragilité des liens entre les êtres. Comme dans le magnifique Old Joy, Reichardt s’intéresse aux vexations qui minent les relations. Lizzy est dévorée par l’envie, malmenée par sa voisine et propriétaire Joe, elle aussi artiste. Elle doit composer avec sa famille de génies créateurs qui lui volent sans cesse la vedette. 

Enfin, Showing Up peint un certain milieu de l’art. Dans la ville cool de Portland, on fabrique l’art en commun et hors les murs. On mène une vie de bohème sans se préoccuper de gloire ou d’argent. Reichardt n’étant pas dupe, elle entrelace les petites passions venimeuses avec les grands tourments de l’artiste et décrit l’eden sur un mode ironique tout en croyant sincèrement à la valeur d’une telle existence. Un somptueux travail sur la lumière (chatoiements des reflets du soleil dans des intérieurs douillets, des plaines verdoyantes et des allées de banlieues pavillonnaires), au milieu d’un paisible été, rend compte d’une vie douce, provinciale et affairée. Si l’heure est à la peinture caustique d’un monde de l’art dégénéré, il est bon de rappeler que les œuvres constituent un monde humain tangible, miraculeusement plus durable encore que la vie de leurs auteurs.

Showing Up, un film de Kelly Reichardt, avec Michelle Williams, Hong Chau. En salles le 03 mai.