Superbe maison que celle des éditions de L’Usage. Qui emprunte son nom à Wittgenstein : « Les mots d’un poète ont le pouvoir de nous transpercer de part en part. / La cause en est liée naturellement à l’usage que ces mots ont dans notre vie. » Poésie de l’usage, l’usage du mot tel qu’il dit la voix, et les voix d’une poésie qui se fraye là où parfois le brouhaha étouffe ce qu’elle serait

l’usage c’est dire que la poésie est un langage et un langage qui ça-parle où je-tu parle, signale, ouvre – fût-il lyrisme, fût-il verbe, et qu’il le soit ! / l’usage du mot l’usage du poème. De L’usage donc deux recueils, pour ouvrir, montrer, dire ce qui s’écrit d’une beauté précieuse et particulière

           il y a L’inédit, de Jean-François Puff, recueil de poèmes qui se construit, de cette si terrible expérience de dire « je »,

écrire

écrire « je » et de ces mots, « Les oublier. Avec ce qui s’y trouve pris. »

C’est dire le poème, l’écrire, alors

« A la fin ne subsistait plus qu’une alternative : anéantir la question (et, comme on l’a dit, tout espoir avec elle) ; être, par elle, anéanti. » Du poème qui lui-même en moi enfle le dégagement de l’écriture, de l’espace qui s’ouvre, d’un « je » qui disant « je » s’annihile

Ce que dit cet espace de l’écriture, l’usage du temps qui nous déli/t/e

« Si ce n’est qu’on finit, un jour, par se demander pourquoi ça ne va pas. On croyait avoir délibérément décidé de se résoudre à l’éventualité de la fin, et qu’on avait ainsi réglé le problème ; on finit par comprendre que c’est relativement à une absence qu’on continue d’exister. »

Ce qui s’écrit encore, usage de l’écriture dans le poème, lentement ce que le mot, ce que la voix, lentement ce que cela dit du geste encore et en devenir, geste déjà du mot venu à venir

« Et tu lies les poèmes en livres de poèmes.

Lier = »

Demeurer dans le poème le territoire du « je » dispersé,

« sangloter est une ligne brisée.

la secousse infligée au temps,

à la décision prise à tout instant d’agir en ce sens-ci, sens-là :

elle s’y ouvre en récit, car la terre a tremblé.

j’ai lorgné dans la déchirure. il y avait un sens. »

Face à soi-même faire le silence où qu’encore l’intime vient dés-oeuvrer :

« De cette entreprise c’est la fin de la fin, la fin finit qui fut une si longue fin (peut-être que nous achevions de finir fallut-il que nous ayons jusqu’au bout épuisé la mélancolie des fins, que nous ayons atteint à la puissance de la désaffection, qu’on nomme indifférence). »

Beauté de l’écriture J.-F. P., beauté encore d’un « je » sans contour, répandu dans l’indifférenciation du poème, au seuil de soi et du mot, puissance précieuse du poème qui occupe jusqu’au « tu » l’encorps de la page, le désir du texte /

          il y a ce que j’ai connu, d’Eleni Sikelianos, dans une traduction de l’américain de Camille Blanc et Lénaïg Cariou, recueil de l’espace qui nous informe, des territoires qui, parcourus encorps, oeuvrent en nous :

« Maintenant je raconte tout

ce que j’ai entendu & ce que j’ai connu »

Maintenant le temps et l’histoire de ce qui aura été, perdurant longtemps encore de sa trace – horizon de ce que j’ai connu tracé encore après nous

« Le soleil m’advienne Idaho

Débauche d’arc-en-ciel au Colorado

Le soleil m’advienne Michigan »

Le poème de l’usage d’une parole qui lie un à un les points du paysage vécu,

« Exigé de parler.

Requis de parler.

Le chat ronfle sur le comptoir.

Dans cette maison, nous maîtrisons les faits

Écrasons les mouches »

Intérieur-Extérieur jour du situé

« Maintenant je raconte comme une image négative de mon corps dans le sud de la Californie

comment cette impression de couleur érogène dessine un masque

directement sur la peau à Aden ou

cette allée nommée B à Pensacola est muette comme une route

est muette alors même que la pluie se vocalise comme l’asphalte »

C’est là l’envers, arrière-pays de ce que j’ai connu, bruit continué de la trace

« Et à Seattle où le bruit donne toujours l’impression que quelqu’un prend une douche

il y a une odeur de pur hasard

dans la Seattle musculaire enracinée dans son sol de pinède

la lumière est aveugle

& elle est là »

la poésie est un territoire qui se répand, de ces grands espaces où s’ouvrent les signifiances du réel, dans la voix du témoignage, elle part de l’expérience de l’être au monde pour dire ce qui se tisse, ramifications et inachèvement de soi et des sois dans l’écriture

« d’où le fondement de mon expérience, je

ce que je

dis & découvre

& pense

à savoir ou

ne pas

j’ai l’impression

de n’avoir aucun moyen de voir

ce que

je ne sais pas et déploie

la toile par-dessus ma tête comme si

c’était un filet de savoir

mais

je ne vois toujours pas les trous »

Sera l’usage que le temps du poème qui déploie et déplie les rouages de sa langue à la mesure du geste de la présence / présence de soi dans la poussière située encore d’un horizon qui reste à construire, concevoir, considérer – là les mots à venir dans l’usage – vivacité du poème et promesses

Crédit photo : DR R. Perez