La ligne des glaces d’Emmanuel Ruben est un récit de voyage imaginaire où les frontières ne sont pas dans la nature mais dans la tête. Ici, un archipel chimérique est créé, une terre qui n’est pas sans rappeler la nôtre et qui interroge les problèmes identitaires. Un livre sur le pouvoir de perdition des rêves où nous sommes entraînés, dans les fantasmagories d’un narrateur qui nous offre la beauté de l’errance.
«Je ne raconterai pas ici mes journées rythmées par le clic-clac de la souris et le tic-tac de l’horloge. Je ne raconterai pas mes matinées ennuyeuses passées derrière l’écran d’un ordinateur à numériser, sur un logiciel abscons, des cartes à toutes les échelles possibles. Et ne parlons pas de toutes ces corrections, de toutes ces rectifications à l’infini dans le tracé de la frontière ! » Pourtant, ce sont ces tâches répétitives, absurdes et quotidiennes qui vont perdre le narrateur. Ce roman ouvre de nouveaux horizons, de nouvelles brèches entre réalité et fiction.
Aux confins de la mer Baltique
Un jeune géographe, Samuel Vidouble, tout juste diplômé, se retrouve propulsé dans un mystérieux pays aux confins de la mer Baltique dont il ignore tout, et nous aussi. C’est à travers son regard que nous allons peu à peu découvrir les us et coutumes de la Grande-Baronnie, contrée obsolète, archipel glacial perdu dans un coin d’une carte. Le temps semble faire disparaître progressivement les contours de ce pays fantôme. «De toutes les dates, 1913, 1913, 1913 est celle qui revient el plus souvent. Que s’est-il passé après 1913 ? Pénurie de matériaux ? Disparitions des architectes ? Saccages administrés par les Taube et les zeppelins allemands, ou par une Grosse Bertha ? Rien n’aurait été reconstruit depuis ? Cette ville aurait-elle cessé de vivre depuis le premier grand carnage européen ? » Ces questions, restées en suspens, sont emblématiques de cette terre oubliée. On ne trouve ici que des vestiges et des ruines, seulement des traces du passé. Le gel est véritablement aux commandes de la région. Il obéit à une logique qui lui est propre et balaie les territoires de ses températures impitoyables. Cela obstrue et couvre d’une fine couche de givre toute l’écriture du roman. Le lecteur ne peut avoir accès à ce pays imaginaire qu’à travers une fenêtre gelée, comme si l’objet même de ce livre était prisonnier d’une gangue de glace. «L’hiver venant s’efforce d’effacer les traces qu’il me plaisait de relever – voire d’effacer mes propres pas. Parfois, c’est l’Histoire avec un grand H que l’hiver paraît vouloir effacer». Et le narrateur se laisse emporter par une mélancolie enneigée. Son idiosyncrasie semble être en accord parfait avec celle de la Grande-Baronnie. Il se laisse ravager par une jeune fille envoûtante et trouve dans un linguiste d’une quarantaine d’année un compagnon de beuverie et un guide qui lui fait découvrir l’histoire lacunaire des frontières maritimes de cette terre sans Histoire mais pleines d’histoires.
Perte d’identité et décentrement
Cependant, cet archipel imaginaire permet à l’auteur de développer une réflexion autour de ce qui fonde l’identité nationale d’un pays. Il s’intéresse au nationalisme, à ses excès et à ses conséquences. Ainsi, au début du roman, un collègue du narrateur affirme «Il est grand temps de trouver une identité nationale pour cimenter la Grande-Baronnie ! Dans les autres pays de l’Union, on en a une, d’identité nationale, ça ne fait aucun doute ! Que vont-ils penser, ces gens-là, de la Grande-Baronnie ? Eh bien ! Encore faudrait-il, pour en penser du bien ou du mal, qu’ils puissent la situer ! Comment s’appelle sa capitale ? Sa monnaie? Sa langue ? Son peuple ? » Et au fil des pages, on assiste à la création, presque artificiel de cette identité. Projet ambitieux car ce qui fonde l’unité de la Grande-Baronnie est peut-être justement la diversité de sa population. Cette identité est évidemment polarisée, construite sur la haine d’un peuple et repose sur un fond d’antisémitisme. De même, l’absence d’unité, d’identité, entraîne une montée effrayante du global english. « Tout le monde ici parle la même langue : le globish. La Grande-Baronnie n’est pas un archipel, comme tu l’as écrit, ou ce n’est un archipel qu’au sens allégorique si tu y tiens : la Grande-Baronnie est une miette d’Europe, et l’Europe une miette du grand tout, de notre immense Archipel anglophone global. » La perte d’identité et le décentrement se trouve au cœur du livre.
L’errance du narrateur dans ce pays inventé reproduit d’ailleurs exactement son itinéraire mental.
L’errance du narrateur dans ce pays inventé reproduit d’ailleurs exactement son itinéraire mental. Lui-même est perdu, désaxé, en quête de repère. Mon imagination débordante me ferait même presque croire que c’est lui qui a inventé la Grande-Baronnie. En effet, il en parle avec un certain détachement, teinté de mélancolie, et toujours avec une certaine esthétique du flou « Ce pays – permettez ce sophisme – serait donc une île. Mettons des îles, oui, une espèce d’archipel chimérique inventé par un idiot et situé dans un angle mort de l’Europe ». Il semble faire l’apologie de la perdition, une sorte de promotion de l’imaginaire et de la diversité culturelle. Très vite, l’accent est mis sur l’impossibilité de sa tâche. En Sisyphe moderne, il se soumet à un exercice infaisable : «Rien n’est plus vain que mes recherches. Rien ne permet de retracer les fluctuations de frontières par le passé. Comme si ce pays émergé de nulle part. Comme s’il n’avait jamais existé avant 1991 » Samuel n’existe qu’à travers la fuite, qu’à travers l’imaginaire et c’est pourquoi la Grande-Baronnie semble si bien lui convenir «Je me rends compte que je suis installé pour de bon. Que je vais vivre ici un an. Que j’ai un chez-moi. Et cette idée, au lieu de me réjouir, m’effraie. » Alors, il choisit de s’égarer, d’être toujours en mouvement et nous offre des descriptions magnifiques d’endroits utopiques. Il se berce de rêve et forge un pays chimérique, pour l’éternité.
- La ligne des glaces d’Emmanuel Ruben, Payot, 320 pages, 20.00 €, avril 2014
Pierre Poligone