Écrivain posthume dont les textes sont pourtant d’une actualité brûlante, Vincent La Soudière connaît une heureuse postérité grâce aux efforts de Sylvia Massias. Eschaton, publié aux éditions de La Coopérative, permet de découvrir un autre visage du poète et de donner à sa voix un tour plus prophétique. Ce recueil, élaboré à partir de fragments et de notes, dessine une trajectoire spirituelle à la puissance déchirante.
« Je témoigne d’une condition commune, qui est celle de la perte. »
Eschaton, Vincent La Soudière
Vincent La Soudière est un écrivain posthume. Ses lecteurs aussi rares que fervents l’ont découvert lors de la publication des trois volumes des Lettres à Didier aux éditions du Cerf. Cette correspondance a permis de mettre au jour le destin tragique d’un homme en quête de rédemption et qui a cherché, dans la littérature, une manière de répondre à son désarroi. Ses lettres se déploient à partir d’une souffrance ontologique, celle ne pas trouver sa place dans le monde et de ne pas parvenir à faire œuvre : « Je ne sais plus écrire ; je ne sais plus qu’écrire. Je me convulse d’espoir et de désespoir comme à ma dix-huitième année. Comme faire un poème ? Comme faire une nouvelle ? Comment rassembler les mots pour dire ce que je meurs de ne pouvoir dire depuis quinze ans ? »En 1980, il confie à Didier son désir de bâtir une œuvre poétique dont le dernier recueil intitulé Eschaton constituerait l’aboutissement de sa quête spirituelle. Ce nom qui pourrait être traduit par « ultime » et qui renvoie au retour du Christ en Gloire lors de la fin des temps témoigne d’une Espérance à la hauteur de son désespoir. Sylvia Massias a tâché de ressusciter ce livre qui n’a pas pu être écrit du vivant de son auteur à partir de notes, de fragments et de lettres. Elle bâtit ainsi une trajectoire spirituelle qui aurait pu être celle de Vincent La Soudière.
« Viendront des temps… »
Eschaton est un texte d’une beauté déchirante dont la lecture peut être rendue difficile en raison de la violence dont fait preuve Vincent La Soudière à l’égard de la modernité : « Monde-charnier. Monde-dépotoir. Monde poubelliforme. Il n’est que de le regarder dans le miroir des œuvres qui le reflètent. […] À présent rôdent les hyènes et les vautours sur des proies cadavériques. À présent, chacun, n’importe qui, le plus stupide ou le plus fou, le premier brigand venu, peut faire main basse sur l’homme, s’emparer sans combat de l’héritage de l’homme : les littérateurs, les intellectuels, les politiques… » L’effondrement des structure religieuses et l’avènement d’une forme d’immanence provoquent une vive angoisse ontologique chez Vincent La Soudière.
Les nombreuses réflexions sur le sens de l’histoire qui émaillent l’ouvrage participent d’un questionnement ontologique et poétique sur la nature de l’homme.
Le poète s’inscrit dans la tradition réactionnaire du XXe siècle et reprend une série de topos propre à la critique de la modernité : individualisme, accélération du monde, perte des valeurs traditionnelles, dénonciation de la technique etc. Néanmoins, Eschaton ne constitue pas un ouvrage de philosophie politique mais exprime le cri d’un homme désespéré. Vincent La Soudière propose une critique affective de la modernité. Il écrit à partir de ses gouffres et ses supplications sont à la mesure de la terreur qui l’envahit : « Viendront des temps où les hommes ne communiqueront plus que de dos. Talons contre talons ; fesses contre fesses ; dos contre dos ; nuques contre nuques. Nous glisserons les uns sur les autres comme l’envers de cartes à jouer. Nos visages, grands trous béants et noirs piquetés de charbons ardents, bavant de laves en fusion, seront insoutenables. » À travers l’emploi d’un futur prophétique et d’images hermétiques, Vincent La Soudière réactive une langue prophétique où il insiste sur l’incommunicabilité grandissante au sein de notre société. Plusieurs fois, il endosse littéralement la posture d’un prophète venu admonester l’humanité : « Ce n’est pas moi qui vous écris, qui vous parle. Pas vraiment. Non. C’est plutôt une trompe sardonique – ou céleste – qui veut percer et faire souffrir… C’est le pire – et le meilleur – d’un vent violent venu des entrailles de la terre… » En cela, il se fait le porte-voix d’une vérité qu’il considère comme essentielle : l’humanité est en crise.
Les nombreuses réflexions sur le sens de l’histoire qui émaillent l’ouvrage participent de ce même questionnement ontologique et poétique sur la nature de l’homme. Le poète cherche à comprendre la trajectoire de la destinée des hommes. En cela, Eschaton pourrait être perçu comme la poursuite des Chroniques antérieures. Après avoir conçu et élaboré un recueil de poèmes sur sa difficulté à être au monde, Vincent La Soudière choisit d’élargir la réflexion et s’interroge sur le sort de l’humanité.
La refonte de l’homme
« Il faut essayer de trouver notre ciel dans l’enfer. »
Après avoir établi un diagnostic des impasses dans lesquelles l’humanité s’est engouffrée, Vincent La Soudière dessine des perspectives de salut. Dans cette deuxième partie, les textes choisis par Sylvia Massias permettent d’esquisser des pistes de réponses. Ainsi, le poète élabore une poétique de la souffrance où celle-ci pourrait précisément être le signe d’une rédemption. Dans une époque de perdition où la jouissance s’impose comme valeur cardinale, la souffrance devient une manière de résister : « La souffrance protège, nourrit le sens, appelle, sauve. Par elle, l’homme ne capitulera jamais entièrement. La jouissance, elle, ajourne le sens. Seule une longue souffrance fera retentir la cloche à nouveau. » Là encore, il ne s’agit pas de voir Vincent La Soudière comme un philosophe qui s’inscrirait dans le sillage des réflexions sur la douleur d’Antoine Blanc de Saint-Bonnet mais davantage comme un poète qui cherche à trouver une manière de sublimer sa difficulté à être au monde. Habité par une conception doloriste de la foi, le poète cherche à inscrire sa souffrance dans l’Espérance. Certains textes d’Eschaton se construisent comme des adresses à Dieu à la fois ferventes et inquiètes et rappellent les supplications d’Ernest Hello dans Prières et Méditations : « Seigneur, que voulez-vous que je vous dise ? Délivrez-moi, venez, ô vous qui aimez les abîmes, venez, venez, venez… »
Pour proposer un retournement de la condition humaine, c’est-à-dire littéralement une conversion, Vincent La Soudière insiste sur la nécessité de se dévêtir, de se purifier et d’adopter un langage nouveau qui serait à même de signifier la rédemption à venir : « L’essence mille fois brisée, mille fois recomposée de cet homme devient un langage total, expressivité jusque dans la dernière fibre nerveuse de son plus lointain organe. » Ce chemin de conversion qui doit entraîner une refonte de l’homme passe par l’exemple du Christ. L’homme doit être capable d’accepter par amour ce monde insoutenable et d’offrir sa souffrance en obole.
Poète et prophète
« Chaque cri aura sa récompense. »
La troisième partie du recueil conserve et prolonge une dimension littéralement apocalyptique. La voix du poète endosse entièrement celle d’un prophète dont la tâche serait de lever le voile sur les derniers jours de l’Humanité. Les textes choisis par Sylvia Massias pour couronner ce volume incarnent cette alliance entre deux régimes de discours. La langue de Vincent La Soudière rejoint celle des mystiques. Il s’aventure hors de lui-même pour s’approcher d’un absolu du langage afin d’évoquer le grand mystère de Dieu :
« Tu es le rien de tout. Le silence du son. Le retrait de l’Être. Le n’importe quoi de l’abîme d’altitude. Nous t’offrons des sacrifices depuis l’origine. Nous nous offrons en sacrifice, et l’Univers se tend vers Toi en sacrifice, pour T’émouvoir. Nous sommes suspendus à ta liberté impensable. Nous sommes des télescopes braqués sur l’infime. Des loupes braquées sur les étoiles. Fais vite, car notre existence s’achève. Tous nos fils vont être coupés. Décide-toi, déjà l’ombre envahit les choses. Le monde n’est plus garanti. Il n’est plus de salut que dans Ton intervention. »
Au-delà de la dimension spirituelle du recueil, il faut lire La Soudière, seul écrivain capable de faire rayonner la nuit.
Cette langue proche de la rupture est saturée d’hyperboles et d’images violentes pour dire ce qui ne peut pas être dit. Vincent La Soudière emploie des mots à la mesure de son agitation intérieure. Écartelé entre la nécessité de dire et l’impossibilité d’écrire, le poète se situe à la lisière du langage. Il confie doucement à son lecteur la situation impossible dans laquelle il se trouve : « Ne te sens-tu pas pris sous le regard de mystères pour lesquels tu n’as pas de mots ? » Certains textes expriment un déchirement de la conscience puisque son amour de Dieu n’a d’égal que sa difficulté à se maintenir en vie. Vincent La Soudière exprime à la fois sa solitude extrême, lui qui est perdu dans la nuit et le désert du monde, et sa confiance en Dieu. Pourtant, le poète est convaincu de la portée de ses mots, à même de redresser l’humanité : « Prête l’oreille à mon charabia : il est la corde que je te lance dans la nuit et que je te prie de saisir de toute ta confiance retrouvée. »
Homme du pressentiment, Vincent La Soudière dessille notre regard pour que nous puissions être à l’écoute du monde. Il prend appui sur ses souffrances intérieures afin de montrer les coutures de la condition humaines. Ce recueil posthume construit par Sylvia Massias permet de dessiner le visage d’un poète dont la langue épouse toutes les modulations de la voix, du chuchotement au cri, pour s’alarmer de l’état du monde.
- Vincent La Soudière, Eschaton, texte établi et présenté par Sylvia Massias, La Coopérative, 2022.
Illustration : Le moine au bord de la mer, Caspar David Friedrich, 1808.