Dans Les Forces vives, présenté aux Ateliers Berthier – Odéon, Théâtre de l’Europe dans le cadre du Festival d’Automne, le collectif Animal Architecte, fondé en 2018 par Camille Dagen et Emma Depoid, revient sur la figure, aussi complexe que fascinante et ambiguë, de la philosophe Simone de Beauvoir. Refusant le biopic, le spectacle s’appuie sur des extraits tirés de l’un de ses essais, fondateur de la pensée féministe en France, Le Deuxième Sexe, mais aussi sur les écrits autobiographiques plus intimes de l’écrivaine, des Cahiers de jeunesse, aux tomes 1 et 2 de La Force des choses, en passant par les Mémoires d’une jeune fille rangée et par La Force de l’âge, livrant un portrait tout kaléidoscopique de la philosophe et évoquant comment, à force (vive) d’expériences et de décisions, de Beauvoir est devenue une femme autre que celle qui était née avec elle en 1908. 

C’est ainsi tout naturellement que Camille Dagen elle-même s’avance sur le plateau nu à l’ouverture du spectacle. Elle porte un jeans bleu et un débardeur blanc. La simplicité de sa tenue fait écho, avant de venir s’y fracasser, aux mots de Beauvoir qu’elle reprend. Elle campe une Beauvoir âgée qui revient sur sa vie, qui évoque comment son existence, faite de choix et de rencontres, a été celle d’une conquête, comme ce halo de lumière qui grandit au plateau pour finalement l’inonder : celle d’un « je », d’une identité, d’une place, d’un espace, qui tous contreviennent à ceux-là même qu’avait déterminés la naissance bourgeoise et catholique de Simone de Beauvoir. Rapidement, les thèmes centraux de la philosophie existentialiste dont Beauvoir est, avec Sartre puis Camus, l’une des représentantes majeures s’imposent en réalité comme les moteurs dans la vie même de la philosophe. Convoquant avec intelligence les pages de celle que René Maheu a surnommée le Castor, Les Forces vives font de la présence, de l’absence et de la mort la triade conceptuelle au cœur de la vie de Simone de Beauvoir, comme les trois piliers de la scénographie et de la dramaturgie du spectacle. 

Les jeux du « je »

A cette première Beauvoir succède la suivante, alors enfant, à qui Hélène Morelli prête son corps fluet et élastique : s’ouvre ainsi la valse des Beauvoir, jamais incarnée par la même comédienne ou le même comédien (Achille Reggiani aussi aura le célèbre fichu de Beauvoir entre les cheveux). Chacune des comédiennes et chacun des comédiens apportent ainsi un peu d’eux-mêmes à la figure de Beauvoir, jamais donc tout à fait elle-même. C’est comme si, semblait nous dire Camille Dagen, l’identité n’avait de sens que dans son éternel rejeu, dans sa perpétuelle remise en jeu, dans son caractère éminemment ludique. Du désir de la Beauvoir adolescente, campée par Marie Depoorter, qui affirme : « J’ai réfléchi, jamais je ne me marierai, je ferai des choses », découle finalement toute l’existence de Beauvoir et avec elle son refus catégorique de penser une essence, immuable, intangible et toujours-déjà-là. Viendront encore, la Beauvoir de Nina Villanova puis, pour finir, celle de Sarah Chaumette, plus grave, avant que ne s’avancent, sur le devant de la scène, toutes les versions de Beauvoir, dans leurs différents costumes, comme les pièces d’un même puzzle, les vues multiples d’un kaléidoscope. 

En refusant aussi bien le discours hagiographique qui consisterait à encenser Beauvoir en en faisant une sainte (celle-là même qui jouait d’ailleurs, enfant, avec sa sœur Poupette, au jeu licencieux des martyrs, fantasmant à la sexualité de Sainte-Blandine) et une icône – féministe par exemple – et la vision volontiers scandaleuse ou sulfureuse où l’on ne retiendrait d’elle que le couple libre qu’elle a formé avec Sartre et les liaisons qu’elle a eues avec ses étudiants, Les Forces vives refuse de cantonner Simone de Beauvoir à une seule image. Sinon à celle de femme, elle-même soumise à la maxime même à laquelle on résume aujourd’hui la pensée de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient. ». Ainsi, devenir femme, c’est être en continuel devenir ; être Beauvoir, c’est devenir toujours une nouvelle Beauvoir, de la petite fille rangée empreinte de la bigoterie catholique maternelle, en passant par l’étudiante désirante qui se plonge et se prélasse dans le travail intellectuel et par la militante anticolonialiste et anti-raciste écœurée par la France et sa moribonde Cinquième République. Cette image éclatée et cette projection de soi en dehors de soi sont traduites au plateau par la multiplication des rideaux et des voiles et par les jeux sur leur hauteur, qui tantôt masquent et larvent, tantôt révèlent et accueillent les images fugaces et évanescentes d’une Beauvoir filmée en direct mais éminemment mouvante, éminemment insaisissable, avec les plis et les vacillements du tissu. 

Être Beauvoir, c’est devenir toujours une nouvelle Beauvoir

Espaces, territoires et conquêtes

Véritable éloge de la métamorphose, le spectacle Les Forces vives déroule ainsi la scénographie audacieuse d’Emma Depoid, centrée sur une matrice, celle de la cage en bois dans laquelle est enfermée, au début du spectacle, la Simone enfant et qui aurait pu constituer, si Beauvoir était restée pour toujours la petite Simone de Beauvoir, fille de Georges Bertrand de Beauvoir et de Françoise Brasseur, son cercueil. En partant de cette cage, la scénographie d’Emma Depoid déploie ainsi des pans de murs, décharnés et désossés, réduits à leur structure métallique autant qu’à leur fonction (celle d’être mur, porteur ou barrière, c’est selon), que les comédiennes et comédiens au plateau ne cessent de manipuler et de déplacer, faisant continuellement bouger les lignes et refusant la platitude de ce qui est fixe, tout en soulignant que même le mouvement, même le tournant, même la virevolte et la volteface parfois enferment, contraignent, limitent et empêchent. Car il ne s’agit pas, dans Les Forces vives, de présenter, de manière naïve et simplifiée, une trajectoire de vie tournée vers l’émancipation dans laquelle la libération s’opèrerait in fine, garantissant, par un mouvement tout dialectique, un progrès ultime et irréversible. Bien au contraire, accordant une place centrale aux trois guerres qu’a connues Simone de Beauvoir – les deux guerres mondiales et la guerre d’Algérie – le spectacle rappelle aux spectatrices et aux spectateurs qu’il n’existe aucune leçon de l’Histoire, que l’oppresseur ne tarde pas à devenir l’opprimé et vice-versa, et même que toute existence est une butée. 

Ainsi à l’esthétique de la ligne mouvante vient s’adjoindre celle du heurt et du choc, laquelle commence par la construction même de la pièce, en deux parties et où la guerre –  celle de 1939-1945 – constitue l’entracte et marque un moment de bascule, un point de rupture. Lorsqu’il regagne alors la salle, le public découvre ce qui pourrait constituer un immédiat second entracte, alors joué et qui vient faire se heurter et s’entrechoquer les commentaires misogynes qui ont accompagné la publication en 1949 du Deuxième Sexe et ceux, toujours aussi sexistes, que l’on peut trouver en 2024 sur internet au sujet de Beauvoir. L’ironie jubilatoire et le second degré des comédiennes et comédiens au plateau entrent en collision avec la violence des critiques. Car il est indéniable que la seconde partie, qui s’ouvre sur le constat affligeant d’un patriarcat toujours omnipotent, assume une fonction politique dans laquelle le heurt, le choc et la rupture sont non seulement définitoires, mais aussi nécessaires et inévitables. Rompant ainsi avec le ton plus intimiste de la première partie dans laquelle sont donnés à voir, de manière assez convenue finalement, des moments charnières de la vie de la petite fille, de l’adolescente ou de la jeune femme : des premières règles à la découverte de la réification du corps féminin opéré par le regard masculin, en passant par la rupture avec les parents, la seconde partie ouvre sur l’engagement viscéral de Beauvoir contre la colonisation française de l’Algérie et la guerre qui en a découlé. Prenant donc son public de court, Camille Dagen et sa troupe d’actrices et d’acteurs dynamitent la platitude bourgeoise, la bassesse politicienne et l’hypocrisie des Français, ces « consentants étourdis » coupables de compromission face aux exactions menées contre les Algériens. La transe de Romain Gy prend les traits d’une danse macabre où les fantômes du passé colonial, raciste et collaborationniste de la France planent sur le plateau autant que dans l’esprit du public à l’heure où la classe politique et la société françaises s’extrême-droitisent. Loin de représenter la figure de l’intellectuelle percluse dans sa tour d’ivoire, Beauvoir incarne, dans la seconde partie, la possibilité de conjuguer le travail intellectuel et créatif avec l’engagement politique et militant. Est convoqué alors son article du 2 juin 1960 dans lequel Beauvoir prenait position en faveur de Djamila Boupacha, cette militante du FLN victime de torture et défendue par Gisèle Halimi. De Gaulle est mis au pilori et avec lui, la Cinquième République, ce régime où, de sa création en 1958 jusqu’à aujourd’hui semble-t-il, les mots liminaires de la philosophe s’affirment bien comme un invariant : « ce qu’il y a de plus scandaleux dans le scandale c’est qu’on s’y habitue ». Comment en effet ne pas sentir, dans la vivacité de la seconde partie et la rage qui habite les comédiennes et comédiens sur scène, tous nés dans les années 1990-2000, une force vive, un souffle et un élan, qu’ils partagent avec Beauvoir ? Comment ne pas entendre, derrière les indignations de Beauvoir, les cris d’une jeunesse engagée, et pas seulement fougueuse et idéaliste, devant le spectacle grotesque et mortifère des actuels « consentants étourdis » qui détournent les yeux devant les nouveaux colons et les nouveaux bourreaux ?

  • Les Forces vives, d’après Simone de Beauvoir, du 29 novembre au 20 décembre 2024 aux Ateliers Berthier – Odéon, Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne.
  • Une création de Animal Architecte
  • Avec Sarah Chaumette, Camille Dagen, Marie Depoorter, Romain Gy, Hélène Morelli, Achille Reggiani et Nina Villanova
  • Conception, écriture et mise en scène : Camille Dagen
  • En collaboration avec : Emma Depoid
  • Scénographie et costumes : Emma Depoid
  • Dramaturgie : Rachel de Dardel
  • Collaboration artistique en jeu : Lucile Delzenne
  • Lumière : Sebian Falk-Lemarchand
  • Compositeur : Kaspar Tainturier-Fink
  • Vidéo et cadre : Typhaine Steiner
  • Perruques : Kuno Schlegelmilch
  • Conception dispositif technique : Édith Biscaro. 
  • Crédit photo : © Simon Gosselin