En cette fin d’année propice à l’ivresse, Zone Critique vous propose de découvrir les témoignages de Paulhan, Michaux et Boissonnas face à la mescaline. Le très bel ouvrage de Claire Paulhan rend ainsi hommage à ces auteurs qui se sont confrontés à cette expérience radicale. Le travail de Muriel Pic, l’auteure de la préface et en charge de l’édition critique, permet de réactualiser cette quête d’absolu. Mescaline 55 retrace le parcours de ces aventuriers de la connaissance à travers des documents inédits, lettres, photos, poèmes, extraits de journaux intimes afin de cerner les contours de la folie mescalienne. Un recueil indispensable pour comprendre la valeur poétique et philosophique de ce psychotrope qui interroge les notions de création et d’identité.
«Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes mais il faut être fort, être né poète.» Ce constat d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à George Izambard est aussi celui de Paulhan, Michaux et Boissonnas au moment de leur confrontation avec le puissant psychotrope. Mescaline 55 nous offre le spectacle des conditions d’expérimentations avec des détails foisonnants. Tout commence par une lettre de Michaux à Paulhan en juillet 1954 «Si tu m’en trouves (de la mesc.) je suis ton homme. Si tu le désires, ton compagnon de voyage et mon appartement sera la plage d’envol.» La volonté d’utiliser des drogues comme tremplin de l’imaginaire s’inscrit dans une époque en pleine mutation. Les carnets de voyage d’Artaud au pays des Tarahumaras viennent d’être publiés chez Gallimard par Jean Paulhan et les récits extatiques que celui-ci fait de ses expériences avec le peyotl ont rempli d’admiration Michaux qui trouve que le témoignage du poète possède un son révélateur. Ainsi, les deux amis décident de tenter l’expérience. Edith Boissonnas, une poétesse suisse amie de Paulhan et intéressée par le voyage, se joint au groupe. Il s’avère pourtant que la mescaline est une aventure qui se vit seul.
Dislocation de l’identité
En effet, la mescaline disloque l’identité de celui qui veut se l’approprier. Elle provoque des hallucinations, fait miroiter des fantômes, déforme le réel, le brise et le reconstitue. Elle broie tout ce qui se présente devant elle. Le preneur de mescaline est confronté à une perception démultipliée, il fait l’expérience de la cénesthésie dans un tourbillon de sensation, toujours plus intense, toujours plus rapide. L’alternance des visions et des pensées provoque chez le sujet une agitation extrême puis un calme neurasthénique. La mescaline est placée sous le signe du combat. Une lutte contre les choses inouïes et innombrables qui ne cessent de bondir. La conscience du poète devient un véritable champ de bataille et l’esprit qui subit les assauts de la mescaline se voit obligé de créer une stratégie de défense. Ce conflit intérieur donne à voir les mécanismes de la création poétique et entraîne un renouveau extrême. Face à la mescaline, nous sommes désespérément seuls. Et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Michaux ne fait pas mention de ses accompagnateurs dans Misérables miracles, le recueil de poème qu’il publie suite à ces expériences et dont nous avons quelques extraits dans Mescaline 55. Par ailleurs, Michaux insiste sur l’effet de distance que produit la mescaline par rapport au monde : «Dans un grand malaise, dans l’angoisse, dans une intérieure solennité. Le monde se retire à quelque distance, à une distance grandissante».
La mescaline est placée sous le signe du combat. Une lutte contre les choses inouïes et innombrables qui ne cessent de bondir.
Une rapidité artificielle des visions
Et c’est justement au sein de cet écart que jaillit la singularité de la mescaline. Les visions qu’elle provoque possèdent un aspect clinquant, artificiel qui déstabilise celui qui en fait l’expérience. La mescaline en éclatant l’identité et les pensées du sujet, lui fait entrevoir une vision déformée du monde, que les psychiatres pourraient qualifier de schizophrénique. Le moi devient une galerie de chimères contre lesquelles l’expérimentateur se bat. La référence aux chimères n’est pas anodine, ce terme désigne à la fois une réalité qui s’avère illusoire mais aussi une créature mythologique et monstrueuse formée à partir d’élément animal. Or, le caractère protéiforme et mouvant de la mescaline tend à embrasser l’image de la chimère. Le preneur de mescaline se retrouve confronté à des visions d’une rapidité aussi intenses qu’extrêmes. Ses pensées alternent sans cesse entre illusion et réalité, dans une succession torrentielle sans que celui-ci n’ait le moindre pouvoir sur elle. Ainsi, Édith Boissonnas confie être frappée par « de certaines ressemblance des images suscitées par la mescaline et des images qui se pressaient également sous ses yeux (avec ce caractère à la fois d’urgence et d’intimité et leur passage rapide) pendant une forte fièvre» et « par le mouvement, plus rapide que celui des objets dans nos rêves».
Les visions qu’elle provoque possèdent un aspect clinquant, artificiel qui déstabilise celui qui en fait l’expérience.
Coïncidence avec le monde
Enfin, et c’est peut-être l’aspect le plus surprenant de ce psychotrope, l’expérience de la mescaline, tout comme l’expérience mystique, induit une vision du monde où chaque élément participe à construire un ensemble cohérent, comme si un principe d’unité était au centre de l’univers. Le preneur de mescaline coïncide avec l’univers, ce qui lui procure un sentiment de sérénité inégalable. Jean Paulhan, au cours de la prise, va ressentir un tel état et s’en confie au lecteur à travers ces mots : «C’était par-dessus tout la joie de comprendre. Il semblait avoir trouvé un principe d’explication universel, d’où découlât l’immense variété des évènements du monde. Ce n’était pas un principe abstrait, mais un état qui me fût à la fois personnel et pourtant hors de moi réel – qu’il m’était donné à l’état pur de rencontrer et comme d’épouser jusqu’à me confondre avec lui comme si j’avais brusquement coïncidé avec les choses.»
Perspective historique
L’ouvrage Mescaline 55 ne se contente pas d’être une compilation de récit mais s’inscrit dans une perspective historique, ce qui lui confère un intérêt supplémentaire. Ainsi, tous les textes sont présentés de manière chronologique ce qui permet au lecteur de naviguer sans se perdre entre les différentes perceptions des auteurs. Par ailleurs, la préface de Muriel Pic est particulièrement soignée puisqu’elle présente les textes en comparaison avec la tradition d’écrits sous influence qui les a précédé. C’est une véritable plongée dans l’univers mescalinien qui nous permet de saisir tous les enjeux d’une telle entreprise et de comprendre en quoi la prise de psychotrope est inextricablement liée à la création littéraire. Sans en faire l’apologie, ce recueil propose au lecteur de prendre en considération l’abîme mescalinien pour ses valeurs psychiatriques et poétiques.
- Mescaline 55, préface de Muriel Pic, éditions Claire Paulhan, Juin 2014, 286 pages, 33 euros
Pierre Poligone