Se tient en ce moment au musée d’Orsay l’exposition événement « L’ange du bizarre », consacré au courant -jusqu’à présent largement ignoré par le grand public- du romantisme noir, de Goya à Max Ernst. Nous avons rencontré le jeune commissaire de l’exposition, Côme Fabre, qui nous éclaire sur ce mouvement esthétique et philosophique.
Comment pourrait-on différencier le romantisme noir du romantisme ?
Côme Fabre. : Le romantisme noir n’a pas pour vocation première de représenter le trouble ou l’inquiétude, comme c’est d’abord le cas du romantisme. Il est avant tout une subversion du classicisme par la représentation de l’incontrôlable : le romantisme noir devient alors en quelque sorte une cristallisation amplifiée du romantisme. Il a pour objet de retranscrire tout ce qu’il y a d’inhumain dans l’humain, de contre-nature dans la nature (viol, cannibalisme…) : ce qui est finalement le cas, à chaque fois que l’homme sort de lui-même, et que l’on passe ainsi du beau au difforme.
Ces derniers temps, on constate une recrudescence d’expositions dont la thématique recoupe celle de «L’ange du Bizarre». N’est-ce pas symptomatique d’une époque qui se passionne plus que jamais pour l’occulte et le mystérieux?
C.F. : Oui, peut-être. Ce que nous pouvons dire en tous les cas, c’est que l’imaginaire noir ressurgit dans l’art lors de périodes de doute. Le romantisme noir se laisse, de ce fait, découper en trois instances chronologiques distinctes: il émerge pour la première fois à la fin du XVIIIème siècle, après la révolution française, puis à la fin du XIXème siècle avec le courant symboliste, et enfin lors de la première moitié du XXème siècle, au travers du surréalisme. Prenez cette dernière période : la première guerre mondiale, le Crash boursier de 1929, sont autant d’événements qui ajoutent à la noirceur et à la morosité d’un contexte, que le romantisme noir révèle en creux. Des formes artistiques plus subversives apparaissent alors, les repères traditionnels tombent et ces périodes sont toujours artistiquement extrêmement stimulantes.
Le romantisme noir serait donc un art de la crise ?
C.F. : Plus exactement, le romantisme noir ne doit pas être assimilé au noir de la nuit ou de la nostalgie: il renvoie plutôt au noir qui est en nous, c’est-à-dire notre refoulé, nos hantises propres.
Le romantisme noir n’est-il pas un concept si large qu’il en devient difficile d’en saisir avec précision ses contours ? Par exemples quels liens précis et scientifiques unissent des peintres aussi différents que Magritte, Moreau et Géricault ?
Ces œuvres ont en commun que leur noirceur n’a rien d’assimilable à la mélancolie. Elles renvoient à un univers sensuel, passionné
C.F. : Mais, nous y sommes justement ! Ces œuvres ont en commun que leur noirceur n’a rien d’assimilable à une quelconque mélancolie ou paralysie. Elles renvoient au contraire à un univers sensuel, violent, passionné. Comme je l’ai déjà souligné auparavant ces dernières font toutes place à la part d’exclus, de refoulé présent en chacun de nous, elles font lumière sur ces instances qui échappent à notre raison, ce qu’il y a de plus intense, apocalyptique, bestial, animal dans la nature humaine. C’est pour cette raison que des thèmes aussi extrêmes que le cannibalisme ou l’infanticide sont abordés par le romantisme noir ; l’inconscient, le rêve et le cauchemar sont le terreau même de ce courant.
Du fait de la diversité des œuvres ainsi que de la délimitation chronologique -fort vaste- ne pourrait-on pas y discerner la volonté du Musée d’Orsay d’apporter une véritable synthèse sur ce phénomène? De cristalliser cette thématique et d’en apporter le point final?
C.F. : Oui effectivement, il y a dans cette exposition une volonté d’englober le sujet pour peut-être le rendre plus largement accessible. Quant à la délimitation chronologique, cela tient au fait que le romantisme noir ne se définit pas, comme on pourrait le croire, par son homogénéité stylistique ou chronologique, mais se comprend plutôt comme un « courant de pensée », qui brasse effectivement très large. On passe ainsi d’artistes tels que Füssli, qui consacra sa vie au romantisme noir ou Robbes, à des peintres beaucoup moins attendus dans une pareille exposition, comme Bougereau ou Vuillard. L’idée, en bref, est de mettre en exergue ce fleuve souterrain qui reliait tous ces artistes entre eux, ou chacun venait s’abreuver à sa guise. Quant à apporter un point final, non, bien au contraire, il me semble qu’après une telle exposition tout estpossible et qu’elle marque au contraire un nouveau point de départ !
L’une des particularités de votre exposition est de mettre en exergue le rôle de la politique dans la naissance du romantisme. Quels liens précis entretiennent le romantisme noir et la politique ?
Le romantisme noir se dresse contre le réel, mais le développement de la science stimule également de nombreux artistes
C.F. : Il n’est pas évident de répondre à cette question car la politique et le romantisme entretiennent des liensfort ambigus. Certes ce courant refuse le normativisme, c’est-à-dire le classicisme, la lumière, mais sans cette volonté de faire entièrement « table rase » du passé. Bien sûr, le romantisme noir et le symbolisme se dressent contre le réel et les apparences, mais le développement de la science à cette époque stimule également de nombreux artistes. Prenons, par exemple les théories darwiniennes : elles n’ont fait qu’ouvrir sur un nouvel imaginaire. Si le vivant évolue par adaptation progressive à son environnement, pourquoi ne pas imaginer ce à quoi ressembleront les adaptations du futur ? De même, le symboliste Huysmans se pose la question, dans une de ses lettres : puisque le rayon X a réussi à rendre visible l’invisible, pourquoi ne pas, sur le même principe, inventer un procédé qui pourrait permettre de voir l’âme des morts ou les fantômes ? Tout cela pour vous montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le romantisme noir ne se dresse pas nécessairement contre les grandes évolutions de son temps, et en l’occurrence la science. Non, les rapports sont souventbien plus complexes.
Pourquoi avoir nommé votre exposition « L’ange du bizarre » ? A quoi ce titre renvoie-t-il ?
C.F. : Ah, c’est avant tout la pâte du président ! Vous le savez peut-être, mais ce titre renvoie à une nouvelle d’Edgar Allan Poe. Cette dernière illustre l’intrusion de l’invraisemblable –du bizarre- dans la vie quotidienne. Je trouve que ce titre renvoie bien à l’exposition, puisqu’à la fois il y a cette notion de beauté légère, mais également de bizarre, une forme de poésie de l’étrangeté qui est constitutive du romantisme noir.
Cette exposition n’est-elle pas symptomatique d’un tournant idéologique pris par le musée d’Orsay visant à fortement démocratiser l’art par le biais d’expositions de plus en plus grand public ?
C.F. : Non, pas exactement. Dans chaque musée, il y a à la fois un « blockbuster », et une exposition plus pointue. Cependant je ne
crois pas qu’il y ait une opposition entre une exposition grand public et une exposition dotée d’un contenu scientifique sérieux. L’exposition L’ange du bizarre se veut avant tout une exposition synthèse d’œuvres qui furent longtemps méprisées car ayant trait avec la figure de Satan ou l’occultisme…et donc largement critiquées par les formalistes de l’époque. Souvenons-nous, qu’il y’a une trentaine d’années seulement, les symbolistes étaient totalement mésestimées! Dans une vision formaliste de l’histoire de l’art, il n’y a aucune place pour la dérive symboliste ! Or le public voit surgir des œuvres, qui certes longtemps n’ont pas été aimé, mais qui entretiennent un tel rapport avec un univers « dark-fantasy » qui leur est familier, que des repères immédiats surgissent.
En quoi consiste concrètement le travail de commissaire d’exposition ?
C.F. : Ah, cette question est plus facile ! Le commissaire est réellement le chef du projet de l’exposition. Il va devoir s’occuper de dresser la liste des œuvres de l’exposition et de les obtenir, et pour cela contacter les prêteurs, négocier les prêts. Il va également se concerter avec l’architecte au sujet de la scénographie de l’exposition, réfléchir aux rapprochements possibles entre les œuvres… Mais il est également chargé d’écrire les cartels, de constituer le catalogue de l’exposition, ou de s’occuper de l’accrochage et du démontage des œuvres. Il est en quelque sorte responsable de la bonne marche des choses ! Dans mon cas c’était un peu compliqué car ce fut ma première exposition, et l’on me donna le projet fin juillet dernier, en me disant : tout doit être prêt pour février !
- L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst, du 5 mars au 9 juin 2013, Musée d’Orsay.
Propos recueillis par Jacqueline le Razan et Sébastien Reynaud