Henry Darger
“Chez McCalls. Les mains de feu”, aquarelle, crayon, décalque de carbone sur des morceaux de papier, collection Kiyoko Lerner

Henry Darger a mené une vie discrète, obscure et muette. À sa mort, on découvre qu’il a donné naissance à une oeuvre titanesque et inquiétante où des petites filles subissent des châtiments infernaux. L’étude de Xavier Mauméjean, Dans les royaumes de l’irréel, permet de mieux appréhender ses écrits et ses dessins envahis par le bruit et la fureur. 

En 2013, à l’occasion d’une exposition itinéraire dont le nom Museum of Everything promettait l’impossible, mon regard a croisé pour la première fois les œuvres déroutantes d’Henry Darger. On y voyait de troublantes petites filles se battre et s’étrangler dans un douloureux jardin d’Éden. L’artiste avait apporté un soin inquiétant à détailler les expressions de souffrances qui défiguraient les visages angéliques tandis que les couleurs pastel traduisaient une forme de naïveté. Un cartel présentait de façon succincte la biographie de l’artiste à travers deux dates (1892-1973) et précisait qu’il avait mené une vie sombre et discrète. Il était également mentionné que son œuvre The Story of the Vivian Girls constituée d’une dizaine de milliers de pages assorties de trois cents compositions avait été découverte à titre posthume. Le travail remarquable de Xavier Mauméjean, Dans les royaumes de l’irréel, publié aux Forges de Vulcain permet d’en apprendre davantage sur cet artiste hors normes.

L’asile et la prière

L’enfance d’Henry Darger retracée par Xavier Mauméjean pourrait servir de modèles à de nombreuses études d’antipsychiatrie. En effet, après avoir été placé dans une école catholique aux méthodes éducatives assez brutales, le tempérament instable de Darger oblige son père à le confier, dès l’âge de huit ans, à un premier établissement psychiatrique. Puis, l’enfant erre entre différentes structures plus ou moins aliénantes avant d’arriver au Lincoln Asylum, une institution psychiatrique et scolaire où les cas de maltraitances et de négligences sont légion, à tel point que l’établissement fermera ses portes peu après le séjour de Darger :

« L’année 1907, qui est la seule véritablement évoquée par Darger au travers des responsables administratifs, va marquer un tournant dans le devenir du Lincoln Asylum, celui suite à une série d’accidents graves. Le 21 mars, Virgene Jessop, pensionnaire âgée de huit ans, est mordue par des rats à la face, aux bras et à l’abdomen. Le 4 mai, John K. Morthland, un travailleur municipal qui loge à l’asile, se castre et décède quatre jours après. »

« Contrairement à la plupart des enfants, je détestais la perspective de me voir adulte. Je n’ai jamais voulu grandir. J’aurais voulu rester toujours enfant. Mais me voilà adulte ; je suis un vieillard infirme – au diable ! »

 L’enfance de Darger est également marquée par une pratique assidue de la religion chrétienne. Dans Histoire de ma vie, son autobiographie traduite par Anne-Sylvie Homassel et publié en 2014, il expose de façon très naïve son baptême catholique : « À la messe de minuit de décembre 1909, par un soir froid et neigeux, j’ai reçu ma première vraie communion dans leur chapelle. Il a fallu d’abord que je les convainque que j’avais été baptisé catholique ; mais à l’asile, où je savais même toutes les choses de la religion, ils n’avaient jamais, même pour l’ensemble des pensionnaires, montré quelque religion que ce soit ». Darger perçoit la religion comme un socle moral mais aussi comme une manière d’être exaucé, ce qui se traduit par une pratique régulière de prières et de supplications. L’éducation catholique que reçoit Darger est également marquée par la peur de l’Enfer communiquée notamment par des représentations aussi naïves qu’effrayantes qui ont probablement nourri son imaginaire. Ainsi, après avoir entonné des chants blasphématoires, il raconte être tombé sur un récit qui évoque un bandit torturé par des créatures infernales : « Les représentations des tourments de cet homme dans les flammes de l’enfer et aux mains des démons me firent si peur que je me repentis. »

 La figure de l’enfant est également au cœur de l’œuvre de Darger. Ses personnages de prédilection sont des petites filles et, dans son autobiographie, il fait l’éloge de l’enfance : « Je croyais aussi avoir lu dans la sainte Bible que les enfants, surtout ceux qui sont bons et innocents, importent davantage à Dieu que les adultes ». Il reprend ainsi la topique de l’enfance et de l’innocence. De même, quelques lignes plus loin, il prolonge sa réflexion en lui donnant un tour plus inquiétant : « Contrairement à la plupart des enfants, je détestais la perspective de me voir adulte. Je n’ai jamais voulu grandir. J’aurais voulu rester toujours enfant. Mais me voilà adulte ; je suis un vieillard infirme – au diable ! » Son œuvre littéraire et artistique devient peut-être une manière de prolonger cet âge d’or. Pourtant, l’enfance y est bafouée et profanée puisque les protagonistes des Royaumes de l’irréel sont constamment violentés.

Violence, chaos et désordre

Henry Darger
Henry Darger, 1910-1970, Paris, musée d’Art moderne © Eric Emo / Musée d’Art Moderne / Roger-Viollet

Henry Darger s’abîme à la création d’un édifice littéraire monstrueux dont les prémices semblent se situer autour de l’année 1910. Ce premier geste créateur est malheureusement interrompu par la perte du manuscrit, ce qui déstabilise grandement Darger. Son œuvre et sa vie tendent à se confondre peu à peu, et les événements du monde réel ont de profondes répercussions sur la trame narrative. Ainsi, les conflits mondiaux, la Grande Dépression de 1929 et les catastrophes naturelles semblent être la matrice des mondes perpétuellement en guerre décrits dans Les royaumes de l’irréel. À cela s’ajoute un intertexte apocalyptique, ce qui contribue à faire de ce roman, un « drame universel », selon la belle formule de Xavier Mauméjean. Le roman de Darger est émaillé de scènes de massacre d’une violence extrême, presque démoniaque : « Les prêtres eux-mêmes furent tailladés, hachés, mis en pièces et les enfants furent massacrés d’effroyable façon près des cours des prisons jusqu’à ce que le sang de leurs veines recouvrît les rues. »

La violence apparaît comme l’un des moteurs de l’œuvre de Darger et la figure de l’enfant-martyr en constitue le centre. Les fillettes angéliques se comportent de façon stoïque à l’instar des saintes chrétiennes et restent de marbre face aux persécutions dont elles sont victimes. Xavier Mauméjean prend ainsi l’exemple de la mort édifiante de Jennie Anges, une fille de six ans qui se fait torturer pour avoir sauvé de la profanation un ciboire contenant des hosties : « Les misérables lui tirèrent les bras avec violence et fureur, de toutes leurs forces ; ils lui arrachèrent ses vêtements jusqu’à ce qu’elle fût entièrement nue ; ils la rouèrent de coups, l’insultèrent, l’étranglèrent, lui arrachèrent la langue, les cheveux, les cils ». La juxtaposition et l’accumulation traduisent ici toute la fureur de cet acte de barbarie.

La maladresse de sa langue et la naïveté de son style tournent autour de drames indicibles

Le chaos à l’œuvre dans les textes et dessins de Darger semble traduire une angoisse sourde et s’impose comme une énigme terrifiante. Plusieurs croquis de l’artiste donnent à voir des scènes de strangulations et de tortures. Un cri existentiel surgit alors de la gorge des fillettes qui contraste avec la technique naïve de Darger. On pourrait alors prolonger la thèse de Xavier Mauméjan sur la porosité entre le réel et l’imaginaire dans l’esprit de l’artiste, et suggérer que ces scènes chaotiques pourraient être non seulement la conséquence de l’environnement violent dans lequel il a grandi mais également la retranscription de ses états mentaux et des angoisses contre lesquelles il luttait.

Difficile de rester indifférent face à l’œuvre d’Henry Darger. Elle nous interpelle par sa naïveté et sa profondeur, par sa douceur et sa violence. Ses textes et dessins posent sans cesse la question de la souffrance des innocents. Marqué par une enfance désastreuse et des représentations infernales, Darger a cherché en vain une place en ce monde. La maladresse de sa langue provoquée par des répétitions incessantes et la simplicité de son trait tournent pourtant autour de drames indicibles. En conclusion, comme l’écrit Darger à la fin de son autobiographie : « Il y a une chose vraiment importante que je dois écrire ici et que j’ai oubliée ».

  • Xavier Mauméjean, Henry Darger, Dans les royaumes de l’irréel, Aux forges de Vulcain, 2020.
  • Henry Darger, L’histoire de ma vie, traduit par Anne-Sophie Homassel, Aux forges de Vulcain, 2014.