Éric-Emmanuel Schmitt

Pour le troisième volet de notre série “Que vaut vraiment ?”, nous vous proposons de cerner le problème de la vulgarisation à travers les ouvrages d’Éric-Emmanuel Schmitt. Cet écrivain séduit les foules. Il aborde sans prétention des notions réputées difficiles telles que la liberté, la religion ou notre rapport à la mort au moyen de romans, pièces de théâtre, nouvelles ou films. Son approche relève-t-elle d’un fait littéraire ? Sa conception de la philosophie est-elle un moyen d’émancipation ou au contraire d’aliénation ? Si la vulgarisation est une démarche nécessaire, elle ne doit pas pour autant tomber dans le piège de la simplification. Réussir à conquérir un large public sans pour autant caricaturer l’histoire de la pensée est un exercice périlleux. Peut-on considérer qu’Éric Emmanuel Schmitt a relevé ce pari ambitieux ? C’est ce que nous allons tenter de voir !

Un premier constat s’impose, Éric-Emmanuel Schmitt est un conteur hors-pair. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil sur son roman le plus connu, Oscar et la dame en rose. Ce texte court nous plonge dans le quotidien d’un enfant atteint de leucémie à qui il ne reste qu’une poignée de jours à vivre. À travers le personnage d’Oscar, Schmitt montre à son lecteur le rôle déterminant de la foi et de l’espérance pour les patients condamnés. De même, Schmitt insiste sur la nécessité de s’interroger sur le rapport que nous entretenons avec la mort afin de mieux appréhender la vie. L’objectif est donc louable et convient parfaitement à des collégiens ou des lycéens, mais les moyens mis en œuvre sont quelque peu racoleurs. En effet, quoi de plus pathétique qu’un enfant en soin palliatif ? La réflexion doit-elle s’accompagner d’une charge émotionnelle aussi forte ? Enfin, les sentences et autres « perles de sagesse » qui parsèment le roman prennent un tour parfois agaçant. « Si je m’intéresse à ce que pensent les cons, je n’aurai plus de temps pour ce que pensent les gens intelligents. » : cette citation, faussement humble, est profondément démagogue. Elle s’affirme comme porteuse d’une vérité qu’elle ne possède pas. En effet, quel est le critère pour distinguer « les cons » de ceux que l’on estime « intelligents » ? Par ailleurs, présenter les conclusions de ses réflexions personnelles sous forme d’aphorisme est un exercice louable en soi mais il serait plus judicieux de présenter le raisonnement afin que le lecteur puisse lui-même arriver à tirer ses propres conclusions.

Un espace romanesque manichéen

La démagogie est une constante des ouvrages de Schmitt. L’univers qu’il dessine est bien trop manichéen. Par exemple, l’un de ses derniers romans, Les perroquets de la place d’Arezzo, se veut « une encyclopédie des désirs, des sentiments et des plaisirs, le roman des comportements amoureux de notre temps ». Or, ce projet monumental est immédiatement contrecarré par son ampleur. Loin de bâtir un espace romanesque innovant et de définir une nouvelle approche sociologique, Schmitt se contente simplement de camper des personnages stéréotypés allant de l’écrivain célèbre à l’avatar de DSK. Plutôt que de faire réfléchir son lecteur à travers une vision décalée du monde, il se propose de caricaturer le nôtre afin d’en tirer une maxime aussi plate que convenue : l’amour triomphe toujours. Bien que Schmitt intègre toutes sortes de pratiques sexuelles hors-normes, il ne parvient pas à faire ressortir la spécificité de chacune d’entre elles et, ce qui aurait pu être une ode à la sensualité se transforme en catalogue. Son désir de plaire à son lectorat l’enferme dans des conventions littéraires affreusement pauvres. Il ne bouscule pas son lecteur mais tient au contraire à le rassurer.

Son désir de plaire à son lectorat l’enferme dans des conventions littéraires affreusement pauvres

Le vernis philosophique

Cependant, il ne faut pas nier le bagage culturel de Schmitt. Celui-ci est tout de même titulaire d’une agrégation de philosophie et a effectué une thèse sur Diderot et la métaphysique. Par ailleurs, la figure de Diderot et le libertinage intellectuel sont un leitmotiv de ses écrits. L’un de ses premiers romans, La secte des égoïstes nous montre qu’il connaît parfaitement le milieu universitaire et ses travers. Ainsi, son personnage expérimente les affres de la recherche en bibliothèque spécialisée. De même, ce premier roman réactualise un thème philosophique très en vogue au XVIIème siècle, le solipsisme. Étant donné que la seule chose dont je puisse être certain est mon existence, est-ce que le monde existe ou est-ce seulement une création de mon esprit ? Cette question est également apparentée à la problématique du rêve. La vie n’est-elle qu’un songe ?

Or il s’avère que nous sommes obligés de postuler l’existence d’autrui et du monde pour pouvoir sortir de cette aporie. Mais la création d’une fiction romanesque reposant sur ce principe est à la fois très divertissante et relativement troublante. Ce premier roman, tout à fait louable, aurait pu mener à la composition d’une œuvre éclairante. Pourtant, Schmitt a voulu répondre à une mission, vulgariser des thèmes qui n’avaient pas besoin de l’être et faire de la philosophie non plus un problème mais une solution. Ses romans, qui auraient pu être plaisants, sont recouverts d’un vernis philosophique parfois difficilement supportable. Son récit Lorsque j’étais une œuvre d’art illustre parfaitement ce problème. L’intrigue est pour le moins atypique : un jeune homme désespéré signe un pacte avec un artiste diabolique qui le transforme en œuvre d’art. Et ce roman, riche en rebondissements, se propose de discuter les notions de liberté et de l’art. Ainsi, la question qui sous-tend le récit peut être formulée de cette façon grossière : quelles sont les limites de l’art ? Un pan entier de notre culture réduit à une problématique trop pauvre pour être un sujet de baccalauréat de philosophie. Pour répondre à cette question, Schmitt se contente d’ébaucher une réponse convenue sur les dérives de l’art contemporain et sur les trop nombreuses implications entre art, média et argent. De même, La part de l’autre se veut être un exercice innovant : mettre en parallèle une biographie d’Hitler avec une biographie uchronique où celui-ci aurait été reçu au Beaux-Arts de Vienne. Cependant, ce postulat a déjà été posé de nombreuses fois et constitue l’un des topoï de l’uchronie. En outre, le point de vue développé par Schmitt ne fait que ressasser des lieux communs philosophiques à commencer par le « Nul n’est méchant volontairement » de Socrate pour finir par une réflexion plutôt plate sur le monstre qui habite en chacun de nous. Encore une fois, la question de la liberté est traitée assez sommairement en tentant de démontrer que notre construction en tant qu’individu est déterminée par les choix que nous faisons. L’aspect historique du roman ne comporte pas d’intérêt particulier, Schmitt se contente de romancer les différentes périodes de la vie d’Hitler entre les dates clefs, connues de tous.

Pourtant, Schmitt a voulu répondre à une mission,  faire de la philosophie non plus un problème mais une solution

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2011

Il faut également noter l’influence de la psychanalyse sur les ouvrages de Schmitt. En effet, celui-ci s’attache à mettre en lumière l’inconscient de ses personnages. Si Freud apparaît directement dans La part de l’autre, ses travaux sont présents en filigrane dans les trois intrigues mêlées de La femme au miroir. Comme pour illustrer les relations incestueuses entre liberté et déterminisme, Schmitt s’intéresse au destin de trois femmes, de trois époques différentes, et tente de les faire dialoguer en faisant d’elles des figures de révoltées. Comme souvent, ce projet ambitieux ne s’accorde pas à l’écriture facile et à la plume gentille de Schmitt. Ces personnages qui auraient du être insoumises se retrouvent à aligner des clichés. De même, le lecteur a droit à une sorte de mode d’emploi de la psychanalyse à travers l’un des avatars de Freud, le docteur Calgari, ce qui est très surprenant au vu du statut empirique de cette méthode. Pour ne pas obliger son lecteur à réfléchir, Schmitt préfère lui donner les clefs de son ouvrage et celles qui semblent régir le monde : « Le divin, le psychique, le chimique, voilà les clés que divers siècles avaient proposées afin de déverrouiller les portes du mystère. Anne, Hanna, Anny. » Les trois femmes incarnent donc différents âges de l’homme mais le mystère de notre conscience reste impénétrable. Une conclusion qui bafoue toutes les traditions ésotériques, médicales et psychiatriques. Enfin, L’évangile selon Pilate aurait pu être un livre de qualité s’il n’aseptisait pas le mystère de la foi. La posture de Ponce Pilate en enquêteur n’est guère convaincante, et historiquement très contestable. De même, le choix de conserver le prénom de Jésus et ses disciples était un parti pris audacieux mais pourquoi ne pas l’avoir généralisé aux romains ? Le journal d’écriture qui suit ce roman est quelque peu indigeste surtout lorsque Schmitt affirme la chose suivante : «Pendant ces dernières années, j’ai lu des sommes historiques concernant Jésus, son procès, la vie quotidienne à Jérusalem, les mouvements politiques et religieux dans cette région du monde, même des traités de médecine sur la crucifixion». Tout cela pour nous livrer un fascicule très vite oublié. Très clairement cet ouvrage ne tient pas la comparaison avec Le Royaume d’Emmanuel Carrère.

Les ouvrages de Schmitt sont didactiques et peuvent constituer une première approche mais ne doivent en aucun cas se substituer à des lectures plus sérieuses

Un théâtre divertissant

On se souvient de la formule exposée par Gide dans son Journal des Faux-Monnayeurs :  «Tant pis pour les lecteurs paresseux, j’en veux d’autres. Inquiéter tel est mon rôle» et on repense avec amusement aux intrigues faciles de Schmitt qui n’hésite pas à prendre gentiment son lecteur par la main. C’est un écrivain rêvé pour les professeurs de collège qui peuvent ainsi faire découvrir des œuvres pleines de bons sentiments. Ainsi, son théâtre a le mérite d’être divertissant, flamboyant et vivant. Sa comédie très légère sur Diderot se lit sans aucune difficulté et propose quelques réflexions sur le libertinage. De même, Variations énigmatiques est un huis clos presque réussi mais que je ne peux m’empêcher de voir comme une réécriture (ou un plagiat, c’est selon) d’Hygiène de l’assassin d’Amélie Nothomb. Enfin, sa pièce-hommage à Frédéric Lemaître ne vaut pas Les Enfants du paradis mais reste tout de même assez gentille.

Les ouvrages de Schmitt sont didactiques, amusants et peuvent constituer une première approche mais ne peuvent en aucun cas se substituer à des lectures plus sérieuses. La littérature doit nous bousculer, pas nous bercer à grand renfort de bons sentiments. Il faudrait tout de même rappeler cette notion élémentaire à quelques auteurs.

Bibliographie :

  • La secte des égoïstes, Albin Michel, 1994
  • Oscar et la dame rose, Albin Michel, 2001
  • La femme au miroir , Albin Michel, 2011
  • Les perroquets de la place d’Arezzo, Albin Michel 2013

Pierre Poligone