Lionel Lingelser et ses petits possédés jouent à guichet fermé au Théâtre Public de Montreuil jusqu’au 22 avril. Succès mérité pour cette séance d’exorcisme théâtral vertigineuse et drôle qui fait briller le masque par son absence. À retrouver les 5 et 6 mai au Théâtre de Lorient.
Seul et sans masque
Comme pour conjurer le sort d’une scène trop vide, Lionel Lingelser nous accueille au Théâtre Public de Montreuil à coups de tambour assourdissants. Cette partie, il la jouera seul, laissant – une fois n’est pas coutume – ses acolytes du Munstrum Théâtre en coulisses. Dans un décor d’une extrême nudité, c’est non sans malice qu’il rompt temporairement avec l’esthétique léchée de la compagnie dont on peut voir le superbe aboutissement en ce moment au TPM avec Zipher Z.
Dans cette boîte noire froide et frugale, Hélios, personnage principal, réveille les fantômes des pièces passées. Avec sa cape de fortune et sa couronne en carton, sa furieuse détermination à occuper l’espace vide nous scotche. Quand le tambour cesse, la qualité d’écoute est maximale : on peut commencer. Sur son visage on lit la satisfaction d’un caprice qui vient d’être cédé. Car Hélios n’est autre qu’un avatar de l’enfance de Lionel Lingelser, un être mi-lunaire mi-solaire dont l’obsession est de protéger son village natal en proie à des attaques de démons coriaces. Du moins, c’est ce que raconte la légende des Possédés d’Illfurth, canevas d’un solo tissé dans une matière autobiographique poignante de sincérité.
Avec sa cape de fortune et sa couronne en carton, sa furieuse détermination à occuper l’espace vide nous scotche.
Avec subtilité, les mots de Yann Verburgh mêlent l’histoire personnelle de Lionel Lingelser aux deux derniers cas avérés de possessions démoniaques qui eurent lieu à Illfurth, petit village du Haut-Rhin en 1864. Ils s’appelaient Joseph et Thiébaut, ils avaient respectivement sept et neuf ans – et leurs démons sont nés dans la ferme du grand-père d’Hélios. Cent cinquante ans plus tard, ce dernier est aspirant comédien et fait l’expérience d’une possession toute autre : celle du masque. Mais là encore, Lionel Lingelser est joueur : il laisse l’accessoire au placard, quitte à se grimer avec ses propres doigts.
En découdre avec le duende
Alors qu’on s’attend presque à entendre des lignes de Shakespeare, voilà que ce sont celles de Scapin qui éclatent. Nous sommes replongés quelques années en arrière, dans une salle de répétition où Hélios affronte un premier monstre : Omar Porras, metteur en scène à l’intransigeance juste mais cruelle. Dans un dialogue mythique qui n’épargne ni l’élève ni le maître, toute la virtuosité de Lionel Lingelser explose. En simultané, il joue avec aisance les deux partitions et se risque même à l’interprétation de l’accent du dramaturge colombien. Exercice glissant mais maîtrisé qui permet de savourer l’ironie de ce personnage autant que ses références colorées – comme celle du duende par exemple.
Hélios entreprend alors le voyage de sa vie, jeu de piste initiatique et dangereux qui l’emmène dans des contrées traumatiques.
Le duende, spectre cher à Federico Garcia Lorca, renvoie autant à « l’esprit caché de la douloureuse Espagne » qu’à ce charme mystérieux qui envoûte les danseurs de flamenco. C’est un génie universel qui se nourrit du sang de l’artiste, n’existe pas sans corps à habiter et constitue l’essence du jeu – comme l’affirme Omar Porras. Étouffé par un masque qui lui résiste, le jeune comédien se met en tête de trouver cet esprit. Coûte que coûte.
Hélios entreprend alors le voyage de sa vie, jeu de piste initiatique et dangereux qui l’emmène dans des contrées traumatiques. Possédé par ses démons intérieurs, le corps du jeune comédien accueille successivement son père, dans le déni de son homosexualité, l’inquiétant prêtre d’Illfurth, sa mère et même Bastien, un camarade qui lui fait découvrir la possession par l’abus. Dans les eaux déformantes de son inconscient, la voix de son grand-père raisonne : « J’ai tout vu ». Alors on rouvre les dossiers, crises d’énurésie comprises. Envole-moi, c’est l’hymne de cet enfant-adulte qui accepte de revivre les épisodes les plus sombres de son existence pour enfin s’en libérer. Pour trouver le duende, ce minuscule décalage du regard qui niche dans nos blessures les plus intimes.
Le corps possédé
Hélios se lance sur les traces de Joseph et Thiébaut. Dans cette descente aux enfers qui prend l’allure d’une course-poursuite, le corps du comédien se métamorphose, élastique à l’infini. La force du duende c’est la possession organique, celle qui conduit à un état de transe que Lionel Lingelser nous offre dans une scène mémorable de rave démoniaque. Le soir de la première des Fourberies, quelques mots d’Artaud glissés en douce rappellent l’analogie radicale entre la peste et le théâtre, une crise qui exorcise ou qui tue.
La peste, c’est celle qui fait tomber le masque, qui « pousse les hommes à se voir tels qu’ils sont » nous dit Artaud. Mais avec les Possédés d’Illfurth, c’est comme si le Munstrum faisait justement la démonstration de l’immanence du masque – par l’absurde. Bien qu’à visage découvert, les traits d’Hélios se brouillent constamment pour adopter ceux de ses fantômes. Sans grimaces ni expression forcée, le masque réapparait soudain et transcende sa condition d’objet. Car c’est grâce à lui que Lionel Lingelser trouve enfin son duende : « En fait, ce spectacle est une déclaration d’amour au masque. » Par la magie de l’effacement éclatant, Hélios rejoint Cocteau dans sa définition de l’acteur, avec humilité et sincérité.
« En fait, ce spectacle est une déclaration d’amour au masque. »
Enfin, la force de ce spectacle est d’abolir toutes les distances avec le public. Simplement, Hélios nous fait rentrer dans son jeu d’enfant, et on comprend que derrière sa danse faussement désinvolte se cache, comme dirait Cocteau, un « réflexe instinctif pour rendre moins risible une interminable chute dans les escaliers. » Standing ovation. Lionel Lingelser sera rappelé quatre fois ce soir. Avec l’intelligence du cœur, le Roi Soleil vient une nouvelle fois de conquérir sa cour.
- Tournée : les 5 et 6 mai au Théâtre de Lorient
- Mise en scène et interprétation Lionel Lingelser
- Texte Yann Verburgh en collaboration avec Lionel Lingelser
- Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs
Crédit photo : © Jean-Louis Fernandez