Texte écrit en juillet 1870 mais paru seulement au début des années 20, La Vision dionysiaque du monde, de Nietzsche, est réédité, un siècle plus tard, dans une traduction de Lionel Duvoy, par les éditions Allia. Véritable précis de la polarisation du monde entre Apollon et Dionysos, il porte la tension d’une vision de l’excès et du culte de la beauté, le mouvement sacrificiel de la forme comme loi et l’enjeu d’une sublimation du réel par sa fiction. Lumineux, il nous ouvre à l’intemporalité sans cesse renouvelée de la pensée antique et à une réflexion sur la dramatisation du moi dans sa propre expérience d’être-au-monde.
Nietzsche pose un postulat sur lequel il reviendra dans d’autres textes : la réalité humaine s’érige sur un équilibre entre deux manifestations opposées : « Les Grecs, qui expriment et taisent à la fois dans leurs dieux l’enseignement ésotérique de leur vision du monde, ont institué comme double source de leur art deux divinités, Apollon et Dionysos. » Ils structurent une vision civilisatrice mais témoignent également de deux états en l’homme, être de désir, oscillation de l’existence entre d’une part le rêve, d’autre part l’ivresse.
Fiction de soi et enjeu de l’ivresse
L’art dionysiaque est l’éclatement des limites et des lois, non pas dans une pure jouissance du rien mais dans une jouissance extatique de la fin des séparations : il devient lieu de l’union, du mélange, du fusionnel.
Le réel, tout comme sa représentation dans l’art – mouvement de la mimèsis – supporte une forme, qui puise dans l’onirisme apollinien, comme manière de structurer l’idée ou l’image, de lui donner apparence et incarnation. En ce sens il est « dieu oraculaire » comme « dieu artiste ». Or s’il est forme, il est aussi apparence. En opposition, l’art « dionysiaque repose sur le jeu avec l’ivresse, avec l’extase », c’est-à-dire l’affirmation même de la duplicité de l’illusion – plutôt que la confirmation de sa véracité comme forme de l’image : il œuvre donc à l’informe. Il déjoue en lui et par lui l’organisation de la forme, ce qui structure et définit, il est l’éclatement des limites et des lois, non pas dans une pure jouissance du rien mais dans une jouissance extatique de la fin des séparations : il devient lieu de l’union, du mélange, du fusionnel.
Car « tandis que l’ivresse est le jeu de la nature avec l’homme, l’œuvre de l’artiste dionysiaque est jeu avec avec l’ivresse. » Car encore le « type de l’artiste dionysiaque ne consiste pas dans l’alternance entre lucidité et ivresse, mais dans leur simultanéité. » Elle est le vécu sans fragmentation de la polarité en soi, de l’homme. Là où l’esprit apollinien cherche l’élévation dans sa clarté propre – recherche encore de la forme dans son cisellement le plus précis –, l’esprit dionysiaque concourt à son propre éclatement, la volonté de puissance au-delà même de toute forme.
Il semble effectivement, à la lecture de Nietzsche, que la question de la forme – comme représentation ou réceptacle d’une mimèsis de soi – soit la donnée centrale. Dans le cas onirique, elle se pare d’une portée symbolique, c’est-à-dire qu’elle se double pour signifier formellement, pour sublimer également. Le cas dionysiaque suppose inversement « l’essence immédiatement intelligible de ce qui apparaît : il commande même au chaos de la volonté, qui n’est pas devenue forme réelle, et peut, à chaque créateur, inventer à partir d’elle un univers nouveau, mais aussi réinventer l’ancien ».
Pour l’éclatement
L’informe qui se joue dans l’incarnation éclatée du dionysiaque repose sur une soif de volonté de dépassement de soi, de dissémination de soi dans la pluralité du monde, elle est « jeu » dans la mesure où elle se risque et dialectise sa propre limite. Nietzsche précise que le « mythe raconte qu’Apollon aurait reconstitué Dionysos démembré. C’est l’image neuve, inventée par Apollon, d’un Dionysos sauvé de son déchirement asiatique. » Aussi faut-il rappeler que le « Grec connaissait les frayeurs et les horreurs de l’existence, mais il les voilait pour pouvoir vivre », ou en d’autres termes on pourrait considérer – reprenant la dichotomie initiale entre l’art narratif et l’art dramatique chez Aristote – que l’apollinien élabore une fiction de soi dont la forme est une représentation narrative là où le dionysiaque est une représentation dramatique de soi sans cesse rejouée. Ce n’est d’ailleurs pas innocent si, dans sa réflexion sur l’expérientiel, Georges Bataille puise abondamment dans la nécessaire dramatisation de soi, Nietzsche étant rappelant lui-même combien l’art dramatique doit à Dionysos (voir La Naissance de la tragédie).
Le geste dionysiaque est toujours un geste qui en exprime la porosité des séparations et cherche son dépassement – l’excès est avant tout un dépassement même du donné, un outre.
On trouve déjà dans ce texte des éléments qui préparent à la pensée d’une naissance du sentiment tragique, lequel occupe considérablement Nietzsche. L’ensemble même du texte oscille entre traité d’esthétique – sur les variétés de l’art et leurs sources – et réflexion philosophique et mythologique sur les polarités de l’âme humaine. L’art apollinienne est par exemple un art exemplaire de la mesure et de la beauté – un classicisme – là où l’art dionysiaque témoigne évidemment d’un mouvement davantage baroque. Les deux se pensent en fonction de leur rapport à la limite : « la mesure, comprise comme postulat, n’est possible que lorsque la borne, la limite est reconnaissable. » Le geste dionysiaque est toujours un geste qui en exprime la porosité des séparations et cherche son dépassement – l’excès est avant tout un dépassement même du donné, un outre : « C’est à l’intérieur de ce monde ainsi construit et artistiquement préservé que vibra la sonorité extatique des fêtes dionysiaques, au sein desquelles se manifesterait toute la démesure de la nature, tant dans le plaisir et la douleur, que dans la connaissance. Tout ce qui jusque-là valait comme limite, détermination de la mesure, se révéla alors comme apparence artistique : la ‘démesure’ se révéla comme vérité. Pour la première fois grondait le chant démoniaque et fascinant du peuple dans toute l’ivresse d’un sentiment surpuissant ». En effet, geste civilisateur – en positif comme en négatif – le culte rassemble autour de la célébration et le mouvement dionysiaque s’offre comme une expérience hétérogène de la fête dans la rencontre et dans l’épuisement même de l’individualité par le jeu et l’ivresse, au sens fort des termes. La rencontre précisément se fait épiphanie – « révéla comme vérité » – et concourt à l’informe-du-tout comme soi comme jouissance : « Triomphe de la volonté dans sa propre destruction ! »
Bref et dense, ce texte de Nietzsche s’offre comme une véritable mine d’or qui permet d’entrer dans sa pensée, tant par l’effort manifeste du vocabulaire – enjeu sensible du travail nietzschéen où le concept occupe toujours un sens déchiré de sa propre forme sociale – que par les lignes de fuite qu’il dessine quant à la recherche d’une jouissance de l’informe et l’affirmation d’une volonté à être, dans la conscience outrageante et outrée de sa propre faille ontologique.