Charlotte Gainsbourg dans le dernier Lars Von Trier Nymphomaniac
Charlotte Gainsbourg dans le dernier film de Lars Von Trier Nymphomaniac. 

Nymphomaniac : une apologie du vice et de la chair triste, un constat désabusé de Lars Von Trier ou une odyssée sexuelle et poétique ? Pour notre contributeur Pierre Poligone, ce film polémique n’en reste pas moins une œuvre fascinante et ambitieuse ouvrant la voie à une rhétorique de la transgression.

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« La morale est une affaire de travelling », Lars von Trier l’a bien compris et nous présente une caméra sans cesse en mouvement à la recherche du détail le plus sordide dans son dernier film, Nymphomaniac. Avoisinant les quatre heures, le film est présenté en diptyque lors de sa sortie en salle. Cette décision prise pour des raisons évidentes d’exploitations n’étant pas du ressort de l’auteur, la coupure apparaît comme grossière et aucune transition n’a réellement été pensée.  Nymphomaniac se conçoit donc comme une  fresque décrivant le parcours érotique d’une femme, de l’enfance jusqu’à l’âge de cinquante ans.  La narration est présentée sous le mode de la confession, Joe (Charlotte Gainsbourg) faisant étalage de sa vie sexuelle à Seligman (Stellan Skarsgard), charmant vieil homme ayant une culture encyclopédique. Le film fonctionne essentiellement par analogie, Joe s’intéresse à un objet dans la chambre de Seligman ce qui déclenche son récit sous le prisme dudit objet. Si l’aspect sulfureux de cette odyssée sexuelle peut choquer au premier abord, on est vite surpris par l’humour et la poésie qui se dégage d’un univers où règne un vide moral avant d’être rattrapé par le regard désabusé que porte le cinéaste sur l’humanité.

Perturbante errance

Nymphomaniac comporte de nombreuses scènes pouvant être qualifiés de pornographiques, c’est-à-dire où la représentation des corps se fait de manière crue, sans le voile de l’érotisme. Ainsi, nous assistons à la découverte du plaisir de Joe à l’âge de 8 ans, de sa première expérience à 15 ans et de toutes celles qui ont suivies, très nombreuses. Les scènes ont été en grandes partie censurées, cela dit elles ne perdent rien de leur violence. Ici, la force surgit du contraste entre les images charnelles et le discours philosophique sous-jacent. La sincérité de Joe associée aux réflexions de Seligman entoure le film d’une douceur provocatrice. Cependant, cela crée quelque chose d’assez artificiel. En effet, Seligman semble être là pour décrypter aux spectateurs le discours de Joe et parfois le propos peut tomber à plat. On peut ressentir cela dans la première partie lorsque Seligman se lance dans une analogie presque fumeuse au sujet de la musique et du sexe. Heureusement, il arrive à Lars von Trier de jouer avec ce travers et de se moquer de ce principe d’analogie redondant.  Par exemple, dans la deuxième partie, Seligman exécute un énième excursus suite au récit de Joe et celle-ci lui lance, impitoyable « c’était votre plus faible digression ». De fait, la seconde partie s’attarde bien plus sur le récit de Joe et le spectateur se retrouve plongé dans sa descente aux enfers sexuelle. Sans que se dégage quoi que ce soit d’excitant ou même d’érotique, nous la suivons dans toutes ses errances qui ont parfois quelque chose de franchement perturbant. L’un des scènes clef étant un rappel à l’Antichrist, où nous voyons Marcel, le fils de Joe, sur le point de basculer du balcon tandis que sa mère est partie toute la nuit s’adonner à la voluptueuse souffrance du sadomasochisme. Les images lascives de Charlotte Gainsbourg suppliciée ne sont pas gratuites et pourraient se rapprocher d’une certaine esthétique de la perte.

Les images lascives de Charlotte Gainsbourg suppliciée ne sont pas gratuites et pourraient se rapprocher d’une certaine esthétique de la perte

Vide moral

Cependant, le film ne porte jamais un jugement moral explicite et se déploie dans toutes les directions. Il s’en dégage un véritable vide moral où les notions de bien et de mal n’existent pas. Nymphomaniac pourrait être un exemple parfait d’amoralité si ce n’est que certaines scènes sont proprement immorales, c’est-à-dire qu’elles sont construites en opposition à la morale traditionnelle judéo-chrétienne. Néanmoins, le propos général du film tend à exposer aux spectateurs une éthique où l’amoralité incarne la valeur absolue. Celle-ci est personnifiée par Seligman qui affirme ne croire « Ni en Dieu ni au Sexe » et qui cherche à prouver que Joe n’est pas une mauvaise personne malgré ses penchants sexuels particuliers. En outre, cette vision amorale permet d’insérer des scènes comiques là où on ne s’y attend pas. Par exemple, dans la première partie, Joe reçoit la visite de Mrs H, la femme d’un de ses amants. Femme meurtrie et blessée par le comportement de son mari, elle est venue accompagnée de ses enfants afin qu’ils puissent contempler « le lit du vice » où l’adultère a été commis. Malgré la violence de cette scène et le désespoir qui perce dans les yeux de cette femme, le spectateur ne peut s’empêcher de rire du fait du contraste entre l’absence totale de réaction de Joe, l’incompréhension des enfants et la gêne du mari. Tout autre cinéaste que Lars von Trier en aurait fait quelque chose de tragique tandis que lui prend le parti d’en rire.  Enfin, le film se permet également d’être parfois contemplatif. Ici, la poésie découle directement de la nature qui apparaît comme un havre de paix, le seul lieu où Joe peut se ressourcer. L’ombre de Rousseau et de ses rêveries solitaires semblent planer autour de certains passages. Ainsi, dans la deuxième partie, Joe totalement désespérée cherche une échappatoire dans la forêt et se trouve face à son « soul-tree ». En effet, Lars von Trier développe un concept selon lequel chaque âme d’un individu est reliée à un arbre. L’arbre de Joe est évidemment torturé et divisé en deux. Ces moments poétiques sont toujours accompagnés d’une profonde mélancolie.

L’ombre de Rousseau et de ses rêveries solitaires semblent planer autour de certains passages

Vénéneuse mélancolie

Et cette mélancolie vénéneuse est peut-être ce que ce film a de plus emblématique. Autant la première partie a un aspect burlesque par ses analogies cocasses et des scènes décalées, autant la deuxième illustre le calvaire presque christique de Joe. Bien plus sombre, nous découvrons Joe aux prises avec ses démons et elle porte les stigmates de ses expériences sexuelles. Les interruptions de Seligman qui faisaient la fraîcheur de la première partie se font moins fréquentes et un chapitre entier est consacré à la souffrance. Lars von Trier en fait un film très personnel avec des allusions au discours choquant qu’il a pu tenir à Cannes. Par exemple, durant une scène, il fait dire à Joe que lorsque la société supprime un mot, c’est un élément de pensée qui se perd. Le film peut être vu comme une œuvre désabusée devant notre société bienpensante où le politiquement correct règne en maître. Enfin, chose la plus surprenante qui soit, nous assistons dans les cinq dernières secondes du film à un coup d’éclat sinistre. Le cinéaste nous offre un véritable renversement des valeurs qu’il déploie au cours de son long-métrage à travers la fin la plus choquante qui soit. Il n’hésite pas à lacérer ce qu’il a construit en faisant apparaître une faiblesse bien trop humaine chez Seligman. Celle-ci arrive à remettre en question l’ensemble de ce qui a été projeté en faisant douter le spectateur sur le message que véhicule l’oeuvre. Un final noir et cynique tendant à démontrer que nous sommes à jamais prisonnier de nos instincts.

 A travers ce film, Lars von Trier semble prendre plaisir à jouer avec la transgression. Il joue sans cesse avec son spectateur, sur ses désirs, ses aspirations et ses craintes. On ne peut qu’en sortir détruit et revitalisé. Quoi qu’il en soit, Nymphomaniac a le mérite de proposer autre chose que les éternels poncifs du genre.

Pierre Poligone