«Comme c’est puissant et inflexible, une famille ! C’est tranquille comme un organe qui bouge à peine, qui respire rêveusement jusqu’au moment des périls. Mais c’est plein de secrets, de ripostes latentes, d’une fureur et d’une rapidité biologique.» Dans La Conspiration, Paul Nizan évoque la puissance paradoxale de la famille. À la fois lieu du refoulement et de la psychose, provoqués par des secrets enfouis, et espace où se tisse une solidarité qui obéit à ses propres codes, la famille est un gouffre – une béance qui peut être interrogée à travers l’écriture. La Faille de Blandine Rinkel mérite d’être placé d’emblée parmi les meilleurs textes autour de la famille. À travers une série de chapitres à l’écriture ciselée, l’autrice interroge avec une grande délicatesse le roman familial, et esquisse plusieurs pistes pour habiter d’autres manières d’être.

Zone Critique : Votre texte se caractérise par une forme d’hybridité générique. Il s’agit à la fois d’un récit personnel, d’un essai, mais aussi et surtout, d’un texte littéraire. Certains passages s’apparentent presque à de la prose poétique, notamment les quelques pages dédiées aux amitiés furtives. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette forme informe pour parler de la famille ?
Blandine Rinkel : Ce qui a motivé cette écriture, entre autres, c’est le désir d’écrire de la non-fiction : jusque-là, je n’avais écrit que des romans, et pourtant je lis de la non-fiction depuis des années, avec un appétit vorace. Après La Faille, je pense repartir sur un axe très romanesque, mais j’avais envie de faire ce pas de côté – de travailler cette forme qui me travaillait. Je croyais écrire un roman quand j’ai remarqué une parole, une langue, qui poussait par en dessous, qui infestait l’écriture. C’était une parole, un ton, que la forme romanesque ne parvenait pas à métaboliser. On sentait autre chose au travail, alors j’ai fini par prendre la décision d’ouvrir un nouveau projet, et d’aller puiser au fond de cette parole-là, qui naviguait entre le monde et la littérature, entre la société et l’intime. Ces allers-retours incessants réinvestissaient aussi les actualités. J’étais sensible, dans les médias, dans les discours publics, au retour de la famille comme norme impérieuse, sans quoi on mènerait des vies « déviantes » : je pense par exemple à la manière dont J.D. Vance, le colistier de Donald Trump ironisait à propos des femmes à chats. Et pour approfondir l’agacement, ou la mélancolie, que tout ça m’inspirait, je suis – comme souvent – allée regarder du côté de Virginia Woolf ou de Kafka. J’ai creusé le monde avec l’outil littéraire.
La non-fiction permet ça : ce mélange de registres et de langues. C’est un genre riche dont, en France, on n’a pas encore fini d’en découvrir les potentiels. Dans la non-fiction anglo-saxonne, chez Maggie Nelson ou Rebecca Solnit, mais aussi, par exemple, chez Sergio Del Molino et son Histoire de ma peau, il y a une exigence littéraire en même temps qu’une précision informative. Ces dernières années en France, on a tout de même reçu le texte de Laure Murat, Proust roman familial, qui était une forme hybride du genre ; il y a aussi eu le livre de Neige Sinno, Triste Tigre. Ici, c’est clairement de la non-fiction telle que je l’entends puisqu’on trouve ces allers-retours entre la littérature, la société, depuis un lieu très intime.
ZC :Vous montrez avec une grande délicatesse, que la sphère familiale provoque autant la solitude qu’elle peut en protéger. C’est à la fois le premier rempart contre ce mal du siècle mais c’est aussi le lieu où l’on peut faire nos premières expériences d’exclusion. Comment voyez-vous cette question de la solitude et de la famille ?
Blandine Rinkel : Les solitudes à partir desquelles j’ai écrit me semblent être des solitudes doublement esseulées. La famille est supposée être l’endroit qui, par excellence, console de la solitude ordinaire. Alors quand c’est, précisément, de cet endroit là qu’on est exclu, comment en parler ? Le texte part de cette aporie là. Fille unique, née de parents relativement âgés, après que mon père a perdu deux enfants en bas-âge, j’ai beaucoup observé mes camarades baigner dans une évidence familiale, une évidence communautaire et conçu, tôt, un étonnement à voir qu’ils ne semblaient pas s’inquiéter de leur vie sociale. Comme si elle leur était donnée. C’était sans doute une illusion, bien sûr, et chacun négocie à sa façon avec les autres… Reste que je me posais cette question en permanence, enfant : comment me relier aux autres, et durablement ? Comment faire en sorte que les gens ne m’abandonnent pas ? Comment échapper à la solitude ? Les livres ont été très tôt des amis de poche, des possibilités de présences, qui restaient là quand tout le monde disparaissait, semblant savoir où aller.
ZC : D’ailleurs, précisément, ce qui fait la force de votre texte, c’est la manière dont vous inscrivez vos mots dans ceux des autres. On retrouve ainsi de nombreuses références culturelles avec lesquelles vous êtes en dialogue, comme Canine de Lanthimos, Festen de Vindenberg, Mars de Fritz Zorn mais aussi La Passionselon G.H. de Clarice Lispector et les essais de Lagasnerie. Pourquoi avoir choisi d’arrimer La Faille avec ces livres et ces films ? Comment ont-ils nourri votre réflexion ?
Blandine Rinkel : Je crois que la question que j’essaie de poser avec ce livre, c’est non pas comment défaire ou rompre avec tout type de famille − il y a tellement de familles possibles et de liens désirables… − c’est plutôt comment échapper au roman familial quand celui-ci devient normatif, dominant, autoritaire, et vous aliène. C’est-à-dire quand le récit officiel de la famille est détenu par certains, asphyxiant ceux des autres. Quand votre propre récit des choses ne peut pas être métabolisé. Quand vous êtes réduit au silence, ou bien que vous vous retenez de dire, de parler, par peur de nuire, par peur de blesser, quitte à vous asphyxier vous-même.
Je pense que La Faille ouvre cette question narrative : mon récit interroge la norme, comme ce récit unique de ce à quoi devrait ressembler la vie. Un récit ogre, qui avalerait toutes les autres histoires autres. J’ai voulu montrer comment rouvrir d’autres manières de se raconter, de se dire, de se vivre – hors des injonctions familiales. J’ai trouvé, pour ma part, pleins de chemins de traverses grâce aux livres, aux films, en pensant avec d’autres que moi. Ils ont été une manière de sortir des miens, des normes dans lesquelles je barbotais, dans lesquels je m’asphyxiais parfois.
Le plus terrible, au sein d’une famille, c’est de voir la manière dont quelqu’un peut mentir et imposer ses mensonges. Comment déjouer ça ? La littérature est peut-être ce lieu où l’on peut déminer le langage dominant, les phrases toutes faites, les réflexes non-interrogés. En littérature, le langage redevient vivant, il se dégèle. Ça a été un véritable sauvetage, de découvrir ça : enfant ou adolescente, j’ai été fascinée de voir à quel point les récits et les formes de vies peuvent être variées, créatives, et dynamiter les discours surplombants.
“Le plus terrible, au sein d’une famille, c’est de voir la manière dont quelqu’un peut imposer ses mensonges. La littérature est peut-être ce lieu où l’on peut déminer le langage dominant”
Dans Triste Tigre, Neige Sinno ne cesse de faire des allers-retours entre le point de vue qu’elle imagine être celui d’un bourreau, mais aussi entre des textes littéraires, Nabokov par exemple, et entre ses propres impressions. Elle ne cesse de quitter sa place, pour mieux y revenir, se donnant à la fois tort et raison. Au sujet de ce livre, Lise Wajeman disait que, contre la parole unique, impérieuse, autoritaire, imposée par le coupable-bourreau (qui paradoxalement veut imposer son innocence), Neige Sinno propose une parole vulnérable, qui ne cherche pas à se donner raison, ni a se donner le beau rôle, mais prendre le risque de se mettre en difficulté. Ne voulant surtout pas, à son tour, imposer un récit unique des choses. Le danger, c’est la parole figée...