Dans un dictionnaire critique consacré à Orelsan publié aux éditions JC Lattès, Nicolas Krastev-Mckinnon propose une lecture littéraire, philosophique et amoureuse de l’œuvre du rappeur. Cet entretien revient sur les rapports parfois houleux entre rap et littérature, mais aussi sur la puissance des textes d’Orelsan.
Zone Critique : Nicolas Krastev, tu es normalien, agrégé de lettres modernes et actuellement en doctorat de littérature. Comment as-tu découvert le rap ?
Nicolas Krastev-Mckinnon : J’appartiens à une génération qui a grandi en écoutant du rap. Très tôt, je me suis imprégné de nombreux rappeurs, prenant plaisir à les écouter quotidiennement. Voilà plus de dix ans que je suis l’évolution du rap ! À l’ENS, j’ai eu l’occasion de suivre les cours de Cyril Vettorato, qui avait organisé un séminaire sur les liens entre rap et littérature. Petit à petit, j’ai voulu moi aussi écrire sur mes artistes préférés. J’ai commencé par écrire sur Gaël Faye pour la revue Esprit en 2019. Puis, il y a un an, j’ai décidé de faire un travail sérieux destiné au travail de Damso, et j’ai écrit un premier dictionnaire critique d’environ 60 pages publié à compte d’auteur aux éditions Librinova. J’ai ensuite continué cette démarche d’exploration et d’analyse de textes des rappeurs. J’essaie d’avoir une approche avant tout textuelle : je m’intéresse à ce qui se joue dans la chair des mots.
On se rappelle du séminaire tenu à l’ENS en 2017 : “La plume et le bitume”, qui déjà souhaitait proposer une analyse stylistique du rap français. Est-ce que tu t’inscris également dans cette perspective de réhabilitation des marges ?
J’avais apprécié la démarche de ce séminaire, évidemment, mais je ne parlerais pas de réhabilitation, ni de marges, et encore moins de réhabilitation des marges.
Justement, l’écueil principal, lorsqu’on souhaite approcher le rap d’une perspective littéraire et philosophique, serait le surplomb. Jeter un regard altier, dévorant, presque inquisiteur, sur le rap ne mène à rien, et le trahit d’autant plus. L’analyse stylistique dont tu parles doit être fine : exit les grands sabots de l’académie !
Je dirais que mon approche est plus littéraire que stylistique : j’écoute les textes, les flows, les punchlines, je les accueille, je les savoure, je les médite. Et, petit à petit, mon analyse prend forme, je vois apparaître des thèmes, des obsessions, des lignes de force, et j’essaie de les lier à l’univers du rappeur.
Je n’utilise pas les outils méthodologiques liés à l’académie mais je m’inscris dans une démarche de commentateur. Il faut essayer de lire entre les lignes, et de mettre en valeur une rhétorique un peu absconse.
Est-ce que tu considères le rap comme une forme poétique ?
Le rap est un art de la frappe, de l’empreinte et des portes qui claquent.
Cette question est toujours d élicate. Paul Valéry disait : “La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie.” Essayer d’affilier quelque chose au champ de la poésie ne mène à rien. Il faut comprendre le rap dans toute sa singularité. C’est un champ autonome qui a ses codes et ses valeurs. Le phénomène rap est absolument à part même s’il participe, consciemment ou inconsciemment, à une forme de renouveau de la langue.
Tu t’intéresses également à Cioran, à René Char, à Pascal Quignard et à la forme fragmentaire en général. Ton amour de la maxime ou de l’aphorisme se retrouve-t-il dans cet attrait pour ce genre musical ?
J’ai toujours aimé les formes brèves. Ce qui frappe et percute. Une phrase ou deux, et puis le silence. Je défends une poétique du maigre, du solitaire (le diamant), où chaque mot est minutieusement agencé. Le rap est un art de la frappe, de l’empreinte et des portes qui claquent.
Dans le rap, le temps est primordial : je pense à ces battles, à ces joutes, notamment incarné par les rap contenders où il faut impressionner en quelques secondes, emporter avec soi le public, triompher de l’autre par le verbe, par des phrases qui sont aussi des coups d’éclats : la punchline est une maxime criminelle.
Je suis également très attaché à l’oralité des textes littéraires. De la même manière que l’on peut apprendre un vers ou un aphorisme par cœur, le rap imprègne les consciences par la musique, le rythme, et s’incorpore à nous. J’ai en moi des centaines de phrases qui traînent, çà et là, et qui me servent au quotidien : “Si t’as l’impression que personne te comprend, c’est parce que personne te comprend” ; “J’ai plaisir à te dire que la nuit sera longue à devenir demain..” Tout le défi de la littérature est peut-être là, dans sa capacité à s’inscrire dans le corps, à peupler les mémoires. Finalement, les phrases ne vivent qu’en nous, qu’à travers nous.
Peut-on encore dire que le rap se situe dans une forme de marginalité ? En effet, il a acquis une forme d’hégémonie et domine entièrement la scène musicale. Par ailleurs, on assiste à des tentatives, toujours plus nombreuses, d’institutionnalisation du rap.
Il y a eu une véritable évolution du rap. Il a presque changé de nature. Dans un article publié au sein de la revue Esprit, j’ai essayé de montrer comment nous sommes passés d’un rap revendicatif, d’un rap des marges pour les marges à une sorte d’ouverture du rap à de nouvelles tendances et à de nouvelles figures. On a pu voir l’émergence du rap lyrique, du rap conscient et d’un rap parfois proche du simple amusement.
Le rap est effectivement devenu hégémonique : il a conquis la jeunesse, il a conquis l’audimat et les médias. Les rappeurs se sont imposés et érigés comme de nouvelles figures fascinantes et commerciales.
Le rap est pris au sein d’une chaîne de paradoxes : il est à la fois hégémonique et soupçonné, ultra commercial et marginal
En ce qui concerne la question de l’institutionnalisation : il est vrai que l’université a toujours eu tendance à phagocyter tous les nouveaux phénomènes populaires pour essayer de leur conférer une dignité philosophique ou académique. Pourtant, je crois qu’il faut rester très modeste dans ses approches et essayer de ne pas donner à César ce qui n’était pas à César. Néanmoins, si on devait apporter un contrepoint, le rap reste un art de la rue. Souvent, il se construit autour d’un imaginaire de l’ascension sociale : “Je n’avais rien et je suis tout”.
Enfin, même si le rap est devenu populaire, il est toujours souvent placé sous le signe du soupçon. Sa vulgarité, sa brutalité et sa violence posent toujours question et hérissent le poil d’un bon sens bourgeois qui voudrait que la réalité soit lisse, sans aspérités ni fureur.
Le rap est pris au sein d’une chaîne de paradoxes : il est à la fois hégémonique et soupçonné, ultra commercial et marginal. Nous sommes à la croisée des chemins.
Tu viens de publier un essai sur Orselsan aux éditions JC Lattès. Comment envisages-tu ce livre ? Comme un acte critique ? Comme un témoignage amoureux ?
Mon travail sur Orelsan est un dictionnaire amoureux, pour reprendre le nom de la collection Plon. J’ai voulu suivre une démarche libre d’interprétation, et effectuer une lecture vigilante d’une œuvre complexe et éminemment actuelle. Ce livre est à la fois un hommage, une plongée en eaux profondes mais aussi une tentative de restituer les enseignements d’un parolier hors normes.
Comme pour Damso, j’ai essayé de le lire patiemment, en amateur comme dirait Barthes, c’est-à-dire celui qui aime légèrement. J’ai tenté de mettre au jour ce qui se joue dans la discographie d’Orelsan, en enrichissant cette lecture de références littéraires, de touches philosophiques. Ainsi, je cite Char, Cioran, Jaccottet pour montrer que parfois, même si le langage est plus simple, même si la prose est moins travaillée, il peut y avoir une parenté dans les visées de l’écriture ou dans ses messages.
Après Damso, pourquoi avoir choisi la figure d’Orelsan ?
À chaque fois, c’est la passion qui me motive. Je fonctionne de manière assez affective. J’ai toujours été fasciné par Damso. J’aime sa musique, j’aime son univers. J’aime cette ambivalence constitutive chez lui entre la tendresse et la noirceur. On trouve dans ses textes une forme de douceur dans l’expression et de mélancolie hagarde qui se manifeste, malgré tout.
Orelsan possède une plume originale qui témoigne d’une sagesse oblique et d’une volonté de créer un rap à coups de marteaux, où la vérité se confond toujours avec son ombre.
Pour Orelsan, plusieurs choses m’ont vraiment convaincu. D’abord, c’est un rappeur qui a su toucher plusieurs générations. Cette forme de longévité est passionnante. C’est également un rappeur qui n’a pas eu peur d’évoluer. Il a su être sauvage et fougueux dans Perdu d’avance, puis plus polémique dans Le chant des sirènes, pour finalement élargir la portée de ses messages grâce aux enseignements du succès et à une forme de maturité.
Orelsan possède une plume originale qui témoigne d’une sagesse oblique et d’une volonté de créer un rap à coups de marteaux, où la vérité se confond toujours avec son ombre.
Pourquoi avoir choisi la forme de l’abécédaire ? Pour avoir paradoxalement une plus grande liberté que dans l’essai ?
J’aime le fragment. Je n’aime pas les longueurs, les proses trop étendues et les lectures irrespirables. J’aime la discontinuité, le texte qui se brise et se morcèle. Par ailleurs, ce caractère discontinu rend la lecture de ce dictionnaire plus facile, surtout dans une époque marquée par une forme de fragilité de l’attention.
La forme du dictionnaire m’a offert une grande liberté de composition, d’agencement. Je crée mes réseaux de sens, j’avance par touches, par thèmes et je bâtis une mosaïque qui est mienne et qui rend bien compte de ce que je perçois. C’est une manière pour moi d’exprimer ma subjectivité : il y a beaucoup de moi dans ce dictionnaire critique. Je me situe dans une perspective à la fois objective et intime. En somme, ce dictionnaire, c’est une manière d’avancer par juxtaposition d’éclats, de petits poèmes en prose qui dialoguent entre eux.
Si on devait retenir un ou deux titres d’Orelsan, lesquels et pourquoi ?
J’ai découvert un titre absolument fascinant il y a quelques mois. C’est tout simplement le premier titre du premier album d’Orelsan “Étoiles invisibles”
C’est le début de l’œuvre. On y découvre un homme perdu d’avance, arrogant et cynique, à la fois désabusé et survolté, que la vie n’intéresse guère : “J’m’implique dans rien, j’suis venu sur terre pour voir”
Le personnage du morceau peine à traverser la cohue des jours, et à s’orienter dans la grande nuit du monde. Pourtant, il reste “éclairé par la demi-lune / épaulé par ses étoiles invisibles”. Ces étoiles invisibles deviennent une métaphore de l’espoir dans le drame. On pourrait presque retrouver cette vérité dans l’aphorisme de Cioran : “Chacun s’agrippe comme il peut à sa mauvaise étoile.”
Si je devais également choisir un autre titre, ce serait ces “Notes pour trop tard”, son testament poétique.
Pourrait-on dire qu’Orelsan s’est assagi dans ces derniers albums ? Tu reviens sur la polémique de 2009 autour de “Sale pute” mais aujourd’hui, il semble que le rappeur adopte un ton moins sulfureux.
Je ne sais pas s’il faut parler en termes d’assagissement. Orelsan n’est pas un enfant qu’on aurait puni, ou qui œuvrerait sous la tutelle d’un maître qui serait, dans le cas que tu évoques, la morale, le surmoi médiatique.
Dans Civilisation , Orelsan pratique une véritable autopsie du monde contemporain et de lui-même, et il quitte le domaine de la polémique pour rentrer dans celui du politique.
Sale Pute ou Saint Valentin s’inscrivent bien dans la perspective d’un univers polyphonique où sont nés des personnages en tous genres, qui participent à la fresque caustique et parfois dramatique qu’a su créer Orelsan. Ces personnages sont les reflets d’une société sens dessus dessous, où le désir se renverse en haine, où les misères sexuelles sont légion.
En ce qui concerne Sale pute, on pourrait également souligner qu’aujourd’hui les jeunes écoutent des rappeurs aux paroles au moins aussi scandaleuses. Orelsan a peut-être été en 2009 le bouc émissaire d’une déferlante médiatique et d’une volonté de correction du rap.
Enfin, là où je peux te donner raison, c’est que ses deux derniers albums sont plus doux ou moins amers. Cet assagissement n’est pas une soumission mais plutôt un signe de maturité. Avec l’âge, les problématiques changent, elles sont plus sociales ou plus orientées vers la psyché et l’intériorité. Ainsi, dans Civilisation , il pratique une véritable autopsie du monde contemporain et de lui-même, et il quitte le domaine de la polémique pour rentrer dans celui du politique.
Ton dictionnaire revient avec beaucoup d’acuité sur l’importance de la question du spleen, de la mélancolie et du mal du siècle qui se déploient à travers les quatre albums d’Orelsan. Qu’est-ce qu’Orelsan peut nous apprendre sur l’époque contemporaine ?
Orelsan a toujours pressenti la violence d’une société des écrans, d’une société inflammable et épidermique où tout le monde s’exprime, et personne n’écoute. Depuis Perdu d’avance, notamment grâce à cette figure de l’homme qui dort, de l’homme paresseux, il a toujours invité ses auditeurs à faire un pas de côté pour retrouver une existence à fleur de terre.
Il a également su exprimer avec grandeur le désenchantement de notre génération, plongée dans un monde où tout va trop vite et où, paradoxalement, on manque d’allant. On peine à construire de nouveaux idéaux, on peine à motiver sa vie. Orelsan est le chantre d’un spleen 2.0 qui nous a tous frappés à un moment ou à un autre. Ce désenchantement est lié pour moi au “peu d’avenir que contient le présent” pour reprendre la formule de Baudouin de Bodinat.
Enfin, Orelsan nous apprend à grandir, à devenir adulte. Il s’agit de ne plus être dans la fuite, dans le farniente mais d’assumer son destin. Cela ne revient pas à renoncer à l’esprit d’enfance et à perdre sa capacité à s’émerveiller, au contraire. Il s’agit surtout d’organiser sa vie autour de valeurs simples et d’un principe essentiel : la discipline.
- Nicolas Krastev-Mckinnon, Orelsan dictionnaire critique, JC Lattès, 2023
Crédit photo : Nicolas Krastev Mckinnon – Orelsan dictionnaire critique – Photographe : Théo Le Foll